L’écrivain-reporter, auteur de 80 livres, est célébré par deux volumes de la Pléiade, qui en reprennent une vingtaine, et par un Album très bien illustré.

Joseph Kessel (1898-1979) n’aimait pas son prénom et se faisait appeler « Jef ». Serge Linkès, maître de conférence à La Rochelle où se situe le très riche Fonds Kessel, fait figurer, en exergue de son Introduction aux deux volumes, un extrait d’un entretien donné par l’écrivain à L’Express en 1969 : « Qui êtes-vous, monsieur Kessel ? Un journaliste ? Un romancier ? Un académicien ? Un aventurier ? Ou un mythe ?

– Je ne sais pas. »

Absent de tous les manuels de littérature, il a pourtant marqué son temps et incarne, avec Albert Londres, le mythe du reporter « au cœur des années trente », pour reprendre en partie le titre de l’essai que Myriam Boucharenc a consacré à cette figure. Il eut bien du mal à être reconnu comme écrivain, cantonné qu’il fut au populaire et au reportage. Même si dès 1922, sous la protection de Gaston Gallimard lui-même, il publie à la NRF La Steppe rouge, Gide, Rivière et Paulhan manifestent certaines réserves. Quand il est élu à l’Académie française quarante ans plus tard, il doit affronter le dédain de Jean Guitton ou Jean Rostand, selon qui « il n’est qu’un journaliste, un reporter ». Kessel ne tient pas compte de ces attaques provenant de « gens intellectualisés à l’extrême », goûtant ce qui relève de « la recherche formelle hermétique ».

Pour sa part, il croit « qu’une belle et simple histoire d’action, d’aventure, de violence ou d’amour, contée avec foi, a autant de valeur et de pouvoir – dans le domaine de l’art. Et que ce n’est pas céder à la facilité, chercher à plaire au public, que de l’écrire. » Son dernier roman, Les Cavaliers, inspiré par la tradition ancestrale afghane du bouzkachi, paraît en 1967, l’année où Claude Simon reçoit le prix Médicis pour Histoire, où Michel Butor publie Portrait de l’artiste en jeune singe et Jean Ricardou Problèmes du nouveau roman. Mais Kessel donne toute sa force à cette « écriture de l’aventure », quand il s’agirait plutôt, pour le Nouveau Roman de s’intéresser à « l’aventure d’une écriture », comme le rappelle Philippe Baudorre dans sa passionnante notice.

Recyclage et réemploi

Dans ce qu’il appelle « le système Kessel », Serge Linkès insiste sur l’importance du réemploi, notion qu’il préfère à celle de recyclage, utilisée par certains critiques : « elle suppose qu’un nombre significatif d’éléments utilisés dans une œuvre soient réutilisés sous une autre forme après un ou plusieurs processus de transformation. » C’est ainsi que « Chez les Sinn Feiners. L’Irlande révolutionnaire », reportage donné à La Liberté en 1920 sert de point de départ à la nouvelle Mary de Cork (1925). De même les reportages dans l’Allemagne de 1932 sont à l’origine de La Passante du Sans-Souci (1936), dans lequel l’héroïne, Elsa Wiener, exilée à Paris, est dévastée par l’enferment de son mari Michel dans un camp, à cause de ses idées politiques.

Il arrive que la chaîne qui mène de l’article au recueil d’articles sous forme de livre, transformé plus tard en roman ne s’arrête pas là et que le roman fasse lui-même l’objet d’une transformation audiovisuelle. On se souvient de l’adaptation cinématographique de ce roman par Jacques Rouffio, sorti en salle le 14 avril 1982, qui fournira à Romy Schneider son dernier rôle, comme le rappelle Marie-Astrid Charlier dans sa notice très informée. L’Équipage, grand succès littéraire de 1923, connut trois adaptations cinématographiques (1928, 1935, 1937), et même une version télévisée (1978). Ce processus se trouve quelque peu bouleversé dans les années 1950. Kessel publie dans France Soir en décembre 1957 un reportage intitulé « J’ai fait tourner le fils de Gengis Khan » ; dans le même temps, il tourne avec Pierre Schoendoerffer et Raoul Coutard La Passe du Diable et c’est seulement dix ans plus tard qu’il achève le roman inspiré du même reportage : Les Cavaliers.

Le travail de réemploi repose sur un processus de littérarisation fondée à la fois sur la stylisation littéraire et la fictionnalisation. L’auteur opère également une sélection parmi les éléments qui ont composé le reportage. Dans Fortune carrée (1932), il ne subsiste que quelques traces de l’enquête sur la traite des esclaves en mer Rouge développées dans Marché d’esclave (articles parus dans Le Matin en 1930, repris sous forme de livre en 1933). L’épisode concernant l’administrateur du parc d’Amboseli et sa famille n’occupe que peu de pages dans La Piste fauve (1954) et sera au cœur du roman Le Lion (1958), l’une des meilleures ventes de la librairie française. Selon Serge Linkès, « une même réalité semble faire naître des projets distincts, associant reportage et roman, et que l’auteur conçoit de façon plus ou moins simultanée, sans pour autant les rédiger en même temps. »

 

Un humanisme fondé sur la fraternité et l’expérience vécue

La dimension romanesque de l’œuvre de Kessel, qui maîtrise l’art du récit, avec sa composition, son découpage, ses ellipses, ses personnages héroïques autant qu’énigmatiques, repose la plupart du temps sur l’expérience vécue, comme pour son premier roman, publié à vingt-cinq ans, L’Équipage où le personnage de Gabriel Thélis rend hommage à Thélis Vachon, jeune capitaine rencontré en décembre 1918 dans l’escadrille S-39, basée sur le terrain d’aviation de Jonchery, près de Reims, et mort en mission. C’est avec ce roman que se forge véritablement le mythe de l’aviateur moderne. On peut déjà y repérer certaines des grandes constantes de son œuvre, et reconnaître d’emblée « la patte de l’écrivain à venir » : « réflexion sur l’héroïsme, quête de l’amour et de la fraternité, talent de conteur, c’est-à-dire art du récit et de la construction dramatique. »

Ce roman se fonde secrètement sur un drame intime : le suicide de son frère cadet Lazare, surnommé Lola, en août 1920 ; Lazare avait pris pour maîtresse celle de Jef, ce qu’il découvrit lors d’une permission à l’automne 1917. Thierry Ozwald conclut ainsi sa belle notice : « Roman endeuillé, travail du deuil, L’Équipage explore donc les arcanes de cette relation fusionnelle. Il s’interroge, autrement dit, sur la nature de ce que Jean vit comme une véritable commotion névrotique, à savoir la trahison du frère, et sur ce que peuvent être les affres du mimétisme familial. Son roman, bien qu’il soit dédié à Sandi, dont il venait d’apprendre la maladie, est certainement avant tout le livre de Lola. »

L’expérience intime est déterminante pour Kessel, comme le montre notamment le personnage de Marc Oetilié dans Les Captifs, roman publié 1926 qui a pour cadre un sanatorium inspiré à l’auteur par celui de Leysin où il a accompagné sa femme Sandi, atteinte de tuberculose. Les deux guerres mondiales sont décisives dans son parcours. Le 14 juillet 1919, le Journal des Débats lui confie son premier reportage digne de ce nom, sur le « Défilé de la victoire », première commémoration de la Fête nationale après la victoire contre l’Allemagne. Il s’engage dans la Résistance dès 1941 au sein du réseau Carte pour lequel il effectue, entre autres, des missions de transport de fonds et d’armes sous le nom de « Joseph Pascal ».

Il entre dans les Forces françaises libres en 1943 et rencontre le général de Gaulle qui lui suggère d’écrire un livre sur la Résistance : ce sera L’Armée des ombres : « rédigé à Londres et publié dès 1943, dans le feu de l’action et de l’actualité, spécialement diffusé et mis en avant par les réseaux de la France libre jusqu’à la Libération, ce texte est le premier à mettre directement en scène la Résistance intérieure française en actes, à partir de faits avérés et de personnages réels, alors même qu’elle doit rester couverte par la clandestinité, et qu’une répression effroyable ne cesse de s’abattre sur elle », commente Yvan Daniel, qui montre que la métaphore nocturne initiée alors constituera comme « un invariant dans la création littéraire aussi bien que cinématographique consacrée à cette période ».

C’est aussi Kessel qui écrit, avec son neveu Maurice Druon, Le Chant des partisans au Ashdown Park Hotel près de Londres, sur une musique d’Anna Marly ; Germaine Sablon, arrivée en Angleterre en février, en sera la première interprète.

La vie comme un roman

La vie de Kessel, né en Argentine de parents juifs d’origines russe et lituanienne, est un véritable roman qui exalte la culture française, alors qu’il n’obtient cette nationalité qu’en 1922. De son enfance à Orenbourg, il garde le goût de la Russie, jusque dans ses clichés les plus vrais. Il a arpenté les continents et fut un « témoin parmi les hommes », pour reprendre le titre qu’il donna à l’édition intégrale, en six volumes, de ses reportages, en 1956.

On ne peut qu’espérer l’édition prochaine, avec un appareil de notes aussi riche et suggestif, des quatre volumes du roman autobiographique Le Tour du malheur, paru en 1950, que Kessel considérait comme son chef-d’œuvre, mais dont la réception critique fut mitigée, ce qui l’affecta beaucoup. Pour ce livre, Gaston Gallimard lui avait versé trois millions de francs, « le plus gros contrat que j’aie signé », précise l’éditeur dans la lettre accompagnant le chèque en mars 1949. Le 8 novembre de la même année, Kessel est promu au grade d’officier de la Légion d’honneur au titre de l’Éducation nationale, ce qui ne manque pas de saveur, quand on sait qu’il refusa la carrière d’enseignant de russe que ses parents envisageaient pour lui, dès mai 1919, et préféra reprendre sa place au Journal des débats, où il était entré dès 1915.

C’est donc une véritable aventure de lecture que proposent ces deux volumes et cet Album, en remettant à sa juste place d’écrivain un auteur dont la vie fut aussi celle d’un héros de notre temps.