Dans son livre sur Pascal, Antoine Compagnon s'exerce à ces « pensées de derrière », mélancoliques et raisonnablement irrationnelles, qui ouvrent à la conversation.

* Nonfiction a publié une première chronique de ce livre, signée Anne Coudreuse.

 

Un été avec Pascal... A l'origine, c'est une série d'émissions diffusées pendant l'été 2019 sur France Inter. Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, nous raconte à la suite de Gilberte Périer, la sœur de Pascal, la vie de Monsieur Pascal. Une vie qui rencontre celle de l'écrivain.

Traversée du miroir et coïncidence des contraires

Mêlant vie privée et vie publique, ce récit est une combinatoire, « coïncidence des contraires », comme le dit Pascal, procédé d'argumentation qui permet d'éviter dogmatisme et scepticisme. « Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même » disait Proust cité par Antoine Compagnon   . Invitation de l'auteur au lecteur-auditeur à lire Pascal d'abord pour soi et non pas à s'engouffrer dans une écriture et une réflexion dont la dispersion et l'inachèvement ont conduit certains à y voir une forme de déraison. Antoine Compagnon se trouve dans une situation double vis-à-vis de Pascal. Universitaire, il a nécessairement une lecture qui joue d'un flux de références. Dans la situation intime à l'égard d'un proche qui fut la sienne au moment où il écrivait l'ouvrage, l'universitaire a laissé la place à l'homme. Le livre est devenu l'occasion de converser. À la fin de sa vie, nous raconte Antoine Compagnon, Pascal préférait l'honnêteté et la conversation à la science.

Déraison

A plusieurs reprises il revient sur cette déraison attribuée à tort à l'auteur des Pensées : « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou »   , on mesure la force de l'ironie chez Pascal dans cette folie à expansion universelle. Bien sûr, comme le rappelle Antoine Compagnon, Pascal s'interroge sur les miracles et cela réveille l'ombre d'un irrationnel. Mais justement, la question qu'il convient de se poser est celle du sens de cet irrationnel qui échappe à une certaine forme de rationalité parce qu'il obéit à un autre ordre. De la même façon Le Mémorial, cette œuvre de Pascal écrite pendant la nuit du 23 au 24 novembre 1654 dite la Nuit de feu, est le texte de la conversion de Pascal au catholicisme. Le coeur a ses raisons que la raison ignore...

Ramener les pensées d'un homme à une pathologie de la conscience, c'est se fourvoyer. C'est confondre les ordres.  Qui ne se rappelle cette pensée de Pascal à propos du « moi » haïssable : « En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » ? Réduire les textes de Pascal à une maladie de la subjectivité, c'est réintroduire la superbe et l'arrogance du « moi », alors que Pascal ne cesse de les traquer. C'est confondre aussi l'infini inconnaissable qu'est Dieu et la misère d'un moi perdu dans l'absence de limites. Il y a des usages qui peuvent paraître absurdes et insensés : « Pascal, en fin dialecticien, cherche toujours à traverser le miroir afin de découvrir la "raison des effets" », écrit Antoine Compagnon   . Les effets produits cachent une gradation, une pensée de derrière, autres termes qui désignent cette raison des effets. N'en va-t-il pas de même à propos de cette déraison dont on l'affecte ? À y regarder de près, on découvre comme Pascal « un ordre caché »   derrière la folie apparente des hommes et du monde. La raison doit renoncer à mesurer ce qui n'appartient pas à son ordre. 

Les circonstances

La publication de l'ouvrage, Un été avec Pascal, est liée à des circonstances d'abord éditoriales. Le premier ouvrage de la collection « Un été avec », consacré à Montaigne, fut rédigé aussi par Antoine Compagnon en 2013. Il présenta sa chronique comme un feuilleton, s'en remettant à une certaine liberté d'improvisation. En 2020, il récidive avec Pascal, son opposé dans cette «coïncidence des contraires». Mais d'autres circonstances ont eu une incidence sur le texte d'Antoine Compagnon. La santé d'une personne chère se dégrada irrémédiablement et c'est à ses côtés qu'Antoine Compagnon corrigea les liasses des chroniques, discutant avec elle de leurs lectures . « Je jouais avec Pascal, et ce jeu me distrayait, il m'aidait à traverser les jours et les nuits »   . Le divertissement, traditionnellement considéré comme une fuite, se présente non pas comme un amusement futile mais un retour à l'essentiel. « Tout ce qu'écrit Pascal est si provocant que seule la mort parvient à nous faire taire, le silence infini ». On pourrait croire à une tragédie. La première partie des Pensées n'a-t-elle pas pour titre « Misère de l'homme » ? Il y a toutefois chez Pascal un certain goût pour l'ironie qui introduit du recul et oblige le lecteur à ne pas se précipiter :

« On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. »  

Le moi

Dès le début, Antoine Compagnon montre comment Pascal humilie la superbe humaine, lui rabat son amour-propre, pour finalement lui proposer une solution, la foi, qu'il juge à la mesure de la démesure humaine. Proche de Saint Augustin, Pascal est janséniste, opposé aux jésuites. Humilier la conscience d'abord pour ensuite la flatter, tel est le paradoxe du discours de Pascal. De la même manière il s'incline devant les Grands que les institutions ont établi dans ce rôle. Non pas par un esprit de soumission, voire de courtisan – thème qui couvre une bonne partie du champ littéraire à l'époque où écrit Pascal – mais bien plutôt comme l'attitude la plus probable. Il ne sert à rien de confondre les ordres.  Cet usage de la rationalité arithmétique, dont l'invention de la machine à calculer par Pascal est l'illustration, correspond à une anthropologie de l'orgueil humain attaché à la recherche de l'utile d'abord pour soi.

Tyrannie d'une conscience victime d'abord d'elle-même. Et ces exemples qui peuvent sembler simples sont lourds de conséquences par les raisonnements spécieux de la persuasion confondant être et qualité – combien de temps dureront cette beauté, cette force que j'admire ? Voilà où nous mène, pour Pascal, le « cogito ergo sum » un peu trop égocentré de Descartes. Tyrannie d'une pensée qui fait de la raison un art de la ratiocination. La leçon du Docteur en philosophie du Bourgeois Gentilhomme n'est pas loin. Ou Pascal lui-même : « Je suis beau donc on doit me craindre. Je suis fort donc on doit m'aimer. Je suis... ». Ironie grinçante qui se poursuit dans la critique qu'engage à l'encontre des casuistes le philosophe. Jésuites, ils résolvent les cas de conscience. Pascal explique dans les Provinciales comment ils ont permis tous les crimes, ce qui ne va pas sans quelques sourires amusés des lecteurs. Là encore il est fait un usage pernicieux de la raison. L'argument spécieux en faveur du duel par exemple – alors que les édits du Roi l'interdisent - consiste à le traduire dans la rencontre fortuite de deux hommes recourant à la légitime défense afin de protéger leurs biens. La raison n'est plus que subterfuge et ruse, contraire à toute morale. L'argument de saint Augustin est invoqué par Pascal comme plus probable que celui des casuistes lorsqu'il dit que celui qui tue un criminel se fait lui-même criminel. La raison probabiliste approche la vérité, montrant qu'un usage raisonnable de la raison est possible. Faible raison toutefois qui peut se laisser abuser.

Ni une bête ni un ange

L'homme est un être déchu, abandonné d'un Dieu caché. Il est entre deux infinis. Le silence des espaces infinis n'a rien à voir avec l'harmonie musicale des sphères. À l'optimisme de la connaissance succède la peur la plus profonde. L'homme est voué à une solitude tragique. La lecture romantique de Pascal au XIXe siècle tendra à en faire un désespéré, alors que la lecture d'un Voltaire, au siècle précédent y voit un égarement de la raison produit par la mélancolie. Comment douter de l' effroi de celui qui écrit : « Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais ignorer »   . Alors il converse, rassemblant ainsi ce qui se donne comme dispersé dans le divertissement.