Un réquisitoire contre les facultés de lettres et de philosophie accompagné d’un plaidoyer pour la rhétorique, autrement dit pour un enseignement actif de l’écriture et de la parole.

Arthur Schopenhauer avait dénoncé en son temps la philosophie universitaire, qu’il assimilait à une nouvelle forme de sophisme. Avec Le Deuil de la littérature, Baptiste Dericquebourg s’en prend également aux études de lettres de notre époque. Son essai est d’abord le récit d’une déception, qu’il estime partagée : celle de l’auteur vis-à-vis de ses études de lettres et de philosophie. Tout au long de ses six années de formation, à l’issue desquelles il décroche un poste d’enseignant, il se pose la question du bien-fondé de sa présence : « J’étais entré au séminaire avec la foi, j’avais trouvé les prières, les rites et les gestes de la foi ; mais la foi, nulle part, et aucun chemin vers le salut. […] J’ai eu du mal à admettre que c’était le culte lui-même qui posait problème, et qui expliquait la médiocrité des desservants. » L’écriture de ce livre a pour but de l’aider à faire le « deuil » de la littérature et de la philosophie, qu’il regroupe sous le terme de « Culture ». En échange, il souhaite redonner une place au « discours » et à l’ « écriture », à l’encontre de la réification du texte promue par les études littéraires.

 

Des facultés de la passivité

Baptiste Dericquebourg commence par un réquisitoire contre les études de lettres actuelles, qu’il assimile à du bavardage à partir d’œuvres par des enseignants-chercheurs dénués de projet pédagogique. Le cursus n’apprend pas à « lire, écrire, penser et s’exprimer. » Au contraire, Dericquebourg relève la faiblesse des enseignements pratiques, autour de la production de textes, et la centralité du commentaire. Le seul exercice relativement utile pour l’auteur n’est autre que la dissertation – pourtant décriée –, qui forme au moins à argumenter. Philosophie et littérature se caractérisent par leur pédagogie passive. En conséquence, elles « ne forment pas à la maîtrise de leur objet d’étude, mais à son observation. » Enseignement de la rhétorique et ateliers d’écriture n’ont pas droit de cité en leur sein et trouvent refuge dans les Instituts d’études politiques et autres écoles de commerce, qui forment de futurs salariés du privé. Or, l’auteur estime que les littéraires choisissent cette voie par refus, plus ou moins réfléchi, du marché, avec pour principal débouché le professorat et comme résultats la tristesse et la perte de sens… Certains s’engagent dans la voie universitaire et contribuent à augmenter les Marginalia – le commentaire – du Corpus. L’auteur offre alors une description au vitriol de l’exercice de la thèse, qui invite au conformisme via, entre autres, l’hommage rendu à l’état de la recherche – les autres Marginalia – par la bibliographie.

Il décrit deux disciplines – Littérature et Philosophie, avec majuscules – ayant perdu de vue leur finalité, notamment sous l’effet du développement de la science pour la seconde. Pour l’auteur, le philosophe se caractérise surtout par la détention d’une agrégation. En complément, il dresse une typologie peu reluisante des différentes incarnations du philosophe contemporain – du « paraphraseur » au « scientiste » en passant par le « naze ». De son côté, la Littérature aurait été transformée par l’avènement du livre-marchandise, par la fin de ses ambitions politiques et le choix de se réfugier dans l’art pur. Pour autant, « [l]e Parnasse n’a rien d’un retour à un beau classique : c’est une esthétique qui manifeste l’impuissance du discours sous la domination autoritaire du Capital. » L’université aurait pris le relais dans la négation de la « valeur d’usage » et de la « valeur d’échange » de la littérature en cherchant à refouler sa nature de marchandise. Désormais, c’est au marché de produire des textes et aux universitaires d’entretenir le culte de la Littérature. Les spécialistes du domaine commentent plutôt qu’ils ne fournissent de nouveaux textes. Ce souci quasi exclusif de conservation nie le besoin d’expression ou l’émotion qui a présidé à la naissance ou à la réception de ces œuvres.

L’auteur du Deuil de la littérature en vient parler d’un « Parnasse increvable » qui a substitué à la question de la pertinence d’un œuvre celle de sa qualité, soit en creux un aveu d’impuissance politique. Il ne milite pas pour autant pour une réhabilitation de la littérature engagée. Il souhaite nous faire prendre conscience du caractère politique du discours et du besoin d’expression, surtout à la suite du mouvement des Gilets jaunes et de leur revendication d’un RIC (référendum d’initiative citoyenne), qu’il cite à plusieurs reprises. Il fait ainsi le lien entre la situation de ces disciplines et le « désarroi politique » de notre époque. Il en veut d’ailleurs pour preuve l’absence de réaction des « Culturés » au mouvement des Gilets jaunes, dont ils n’auraient rien eu à dire du fait de leur incapacité à se saisir du discours.

 

Pour un enseignement actif de « rhétorique générale »

Baptiste Dericquebourg propose de laisser mourir cette « Culture » et son « Corpus » afin de réapprendre à écrire et à parler, via une nouvelle « rhétorique » à rebours de la pédagogie actuelle centrée sur le commentaire et l’admiration. En revanche, littérature et philosophie (sans majuscules) restent essentielles pour lui, en cela qu’elles forment au discours, moteur pour l’action du « Citoyen », dans le contexte d’un dépassement de la démocratie représentative par des formes plus directes.

Cet enseignement de la « rhétorique générale » devrait être centré sur l’argumentation et actif. Il suggère aussi des temps de lecture individuels et collectifs, préludes à l’échange autour de cette activité et non simples prétextes à commentaires. Cette formation s’adresserait en priorité aux enfants et adolescents pour en faire des citoyens actifs et non des consommateurs divertis. Dans le même temps, il prône une suppression des facultés de lettres et de philosophie et la transformation des enseignants-chercheurs en « formateurs » « dont l’activité pédagogique accompagne de ses conseils les lectures, les facilite ou les encourage, autant qu’[elle] aide à apprendre à s’en servir. » Si un « Corpus » se doit d’être conservé – du fait de la nécessité de références communes –, il devra être assumé comme scolaire et plus ouvert.

L’auteur livre aussi quelques propositions d’ordre économique. Il invite à la fin des subventions pour la création littéraire. Il s’agit d’assumer l’aspect marchandise du livre, comme témoin de sa pertinence, si le titre s’avère viable économiquement. En revanche, il estime nécessaire de conserver le mécanisme du prix unique du livre qui réduit le pouvoir des intermédiaires, notamment numériques, dans l’économie du livre. Pour lui, il faut être prêt à payer et ne plus croire au mythe de la gratuité.

Il conclut enfin que « [l]e besoin de nourrir le discours intérieur et extérieur est le point de départ sur lequel faire le deuil de la Littérature et de la Philosophie ; il définit un autre horizon pour le travail sur la langue que l’entretien du Temple des Lettres […]. [C]’est par ce désir de reprendre en main nos vies que textes et discours échappent à l’alternative entre le divertissement et l’insignifiance et pourront poursuivre leur vie avec tous ceux qui les emploieront, réemploieront… »

 

Le Deuil de la littérature est écrit avec un style corrosif, plaisant à lire, mais qui ne s’embarrasse pas toujours de nuances dans son rejet global de la « Littérature » et de la « Philosophie ». Il n’en reste pas moins un diagnostic subjectif fondé sur l’expérience de l’auteur, ancien étudiant à la Sorbonne et à l’École Normale Supérieure. Ainsi, dire que l’université ou que les facultés de lettres ne forment plus à produire des textes, c’est passer sous silence la surreprésentation des enseignants parmi les écrivains contemporains, comme l’avait montré le sociologue Bernard Lahire dans La Condition littéraire (La Découverte, 2006).

Toutefois, le propos de Baptiste Dericquebourg est finalement plus politique qu’académique. Et ce sont d’ailleurs ses propositions de réformes pédagogiques qui se révèlent les plus intéressantes, davantage que sa dénonciation de l’état de ces deux disciplines. Son insistance sur le discours est justifiée. Il aurait pu aussi souligner le caractère discriminant de la maîtrise du langage, tout comme les inégalités liées à la culture générale, dont la littérature et la philosophie sont des piliers essentiels via la connaissance du « Corpus ».