Une biographie scrupuleuse et passionnante de l’une des figures centrales de la contestation révolutionnaire de la Belle époque.

Pour écrire ce livre, Anne Steiner a eu accès aux archives familiales et personnelles de Eugène Vigo, puis de son fils, le cinéaste Jean, conservées par sa fille Luce Vigo. La sociologue s’est également appuyée sur des archives plus classiques : Préfecture de police de Paris, surveillances de police conservées aux Archives nationales et dans différentes archives départementales, ainsi que sur des correspondances militantes et une presse abondante et variée comme savaient en fabriquer les milieux militants.

La vie d’Eugène Bonaventure Vigo, dit Eugène Almereyda, est celle d’un des militants et d’une des plumes incontournables de la Belle époque. Son image, entourée de mystères, ayant été prolongée par son fils, Jean Vigo, victime indirecte des foudres que s’est attiré son père. L’autrice retrace avec brio les trois grandes phases d’une vie courte et intense (1883-1917). Elle s’articule autour de trois grands thèmes : l’enfance et les années de formation, le polémiste et militant de la guerre sociale, puis l’évolution vers le réformisme et la mort.

 

D'une prison à l'autre

L’enfance d’Eugène Bonaventure Vigo est empreinte de tristesse. Il naît à Béziers le 9 janvier 1883 d’un père appartenant à la bourgeoisie, décédé deux ans après sa naissance, et d’une mère issue d’un milieu modeste. Sa naissance hors mariage permet à la famille de ne pas lui donner son héritage. Il est alors balloté et déscolarisé pendant plusieurs années jusqu’à ce que sa mère se fixe à Bordeaux. À 11 ans, c’est son beau-père, Gabriel Aubès, qui lui apprend la photographie et lui enseigne, selon une pédagogie libertaire, le français et les bases de la connaissance. La famille monte à Paris. Chassé par sa mère, protégé par son beau père, il quitte le giron familial pour vivre en vagabond. Des menus larcins lui permettent de manger et l’entrainent aussi en prison, dans les bagnes d’enfants. Il est enfermé à la Petite Roquette. Dans cet univers sordide et violent, il est entouré de gardiens sadiques, tortionnaires et violents. Le traitement des enfants s’avère inhumain : ceux qui parlent sont rossés à coups de sabot et de poing américain par les gardes chiourmes. Quelques années plus tard, en 1907, il témoigne, alors qu’il a acquis une certaine célébrité, de ce qu’il a subi. Vigo publie dans L’Assiette au beurre son témoignage sur le traitement que subissent les enfants dans ce bagne. Son reportage est illustré à la une du journal par Aristide Delannoy, dessinateur et caricaturiste libertaire, alors au sommet de son art. La prison a participé de sa révolte. Libéré en 1900, s’opère alors un basculement : il aurait pu suivre le chemin des enfants marqués par la violence carcérale et participer à la contre société faite de truands et voleurs, mais il croise les universités populaires et découvre les anarchistes. Tout en militant dans leurs rangs, il travaille dans un studio photographique. En fine connaisseuse des milieux libertaires, Anne Steiner restitue avec précision, les courants qui forment les méandres de ce mouvement complexe et polymorphique, évoquant avec précision la vie de chacun des acteurs croisés.

Le mouvement libertaire est ambivalent, hésitant entre les formes des alternatives et des combats contre la société. Majoritairement, les compagnons entrent dans les syndicats, des jeunes, plutôt en marge, éprouvent une fascination pour la violence salvatrice. Ravachol, Émile Henry ou Sante Caserio demeurent des héros et des modèles. Si Vigo se socialise dans le mouvement libertaire, la tentation de l’illégalisme le tenaille. Alors qu’il a fabriqué une bombe artisanale, il est arrêté par la police. Jugé, il est encore mineur et retourne à la Petite Roquette. En dépit d’un puissant mouvement de solidarité, animé notamment par l’écrivain Laurent Tailhade, il est condamné et y reste dix mois. À sa sortie, il est pris en charge par le mouvement libertaire, qui permet au jeune homme d’exprimer son talent de journaliste et de metteur en page. Vigo devient l’une des figures du mouvement révolutionnaire.

 

La plume dans la plaie du capital

Sa participation au Libertaire a été sa formation militante accélérée. Les responsables du journal, Victor Méric et Francis Jourdain, lui confient rapidement une rubrique dans l’hebdomadaire : « au hasard du chemin ». Vigo n’est pas encore Almereyda mais la plume est déjà acérée. Ses cibles sont « les matons et les cognes » ; ses héros, le peuple interlope des faubourgs. Alors que certains libertaires veulent construire une société alternative, d’autres espèrent que le syndicalisme mettra fin au régime dans un avenir proche ; pour sa part, il est partisan d’une transformation rapide de la société par l’insurrection. Cette vision n’est pas incompatible avec les autres formulations possibles de l’anarchisme. Il conjugue cette interprétation avec une autre passion des libertaires : l’antimilitarisme qui le conduit une nouvelle fois en prison. L’antimilitarisme se structure à travers l’Association internationale antimilitariste des travailleurs dont il est l’un des principaux animateurs rédigeant un appel « « Aux conscrits ». Dans ce dernier, il dénonce la barbarie militaire responsable des répressions contre les grèves, et glisse au passage quelques injures contre les « soudards galonnés ». Le manifeste conduit les responsables de l’AIA en prison. Il a à peine eu le temps de s’occuper de son fils Jean, qui vient de naître. La prison devient un séminaire. Le quartier des politiques est un lieu d’échanges et de discussions, les embastillés peuvent écrire et recevoir des visites. C’est là que ce peaufine le projet de La Guerre sociale.

Les principaux rédacteurs – Gustave Hervé, Eugène Merle, Miguel Almereyda – et dessinateurs – Jules Grandjouan, Aristide Delannoy – lancent un organe de combats anticapitalistes et insurrectionnels. Ils sont soutenus par quelques artistes comme Gaston Coûté et Gaston Montéhus ou des poètes comme Guillaume Apollinaire. La Guerre sociale rassemble toutes les composantes de la gauche révolutionnaire. Les temps sont à la révolution. Plusieurs grèves et mouvements sociaux laissent espérer une rupture rapide. Les appels à la révolte et à la révolution conduisent de nouveau les rédacteurs à la Santé. Anne Steiner souligne que les membres de l’équipe continuent à réaliser le journal mais que dans le quartier des politiques, les échanges avec les militants d’Action française ne sont pas rares, communiant dans une haine envers Georges Clemenceau. Une indulgence complice et réciproque existe les uns envers les autres et exaspère particulièrement Vigo. Elle n’est qu’éphémère. Les groupes s’affrontent à nouveau quand il faut tenir et conquérir la rue. Miguel Almereyda veut rassembler les révolutionnaires et, avec Hervé, pense à créer un parti d’avant garde. L’initiative rassemble avant de désunir. Ils fondent un groupe de défense urbaine, les Jeunes gardes, chargés de tenir la rue. L’autoritarisme d’Hervé et les incompatibilités doctrinales entre syndicalistes, socialistes, blanquistes et libertaires amènent à la fin de La Guerre sociale. Certains libertaires, à l’image de Vigo, se rapprochent de la SFIO, marquant une évolution chez le journaliste talentueux.

 

Les mystères

Après sa dernière condamnation, Almereyda change progressivement. La Guerre sociale s’est pacifiée et a perdu sa vocation. Le journaliste fonde Le Bonnet rouge. Si la dimension politique demeure, les arts et lettres sont beaucoup plus présents. Sa parution accompagne sa transformation qui s’achève lors de l’entrée en guerre. Vigo se rend chez Louis Malvy, le Ministre de l’intérieur. Il participe, comme Léon Jouhaux, de ceux qui l’influencent dans sa décision de ne pas appliquer le carnet B. Connaissant les milieux libertaires et révolutionnaires, il lui dit : « Si vous coupez la nation en deux, […] N’arrêtez personne, criez hautement que vous faites confiance, que la République fait confiance à tous ses enfants, et vous verrez le vieux sang des patriotes de 92 se réveillez, même chez les pires blasphémateurs d’antan ». À quelques exceptions près, les faits lui ont donné raison. Si Le Bonnet rouge soutient l’Union sacrée, il s’en éloigne avec le prolongement de la guerre pour se faire l’écho des initiatives pacifistes, ce qui vaut à Almereyda malade son dernier emprisonnement.

Sans trancher et sur la base des différents rapports et témoignages existants, Anne Steiner décrit les différents hypothèses de la mort de Miguel Almereyda : suicide, mort assistée, assassinat. Rien n’est établi définitivement, même son état de santé lui laisse un espoir de survie. Cette mort en août 1917 alimente la machine à rumeurs. Sa femme, puis son fils ont tenté de résoudre cette énigme, sans succès.

En héritier fidèle, le cinéaste Jean Vigo a repris le flambeau à sa manière, cherchant à comprendre son père et son destin tragique, lui rendant aussi hommage au détour d’une phrase dans son film Zéro de conduite. Ce travail autobiographique, sur une révolte d’élèves dans un pensionnat, dont le héros, comme un crachat à l’autorité, reprend la formule célèbre de La Guerre sociale sur l’armée pour répondre au proviseur qui vient de le convoquer : « merde, je vous dis merde » prolongeant l’insubordination familiale.

 

Sans sombrer dans l’hagiographie, Anne Steiner livre un portrait touchant d’une figure passionnante de l’histoire de l’anarchisme et plus largement de la vie politique en France.