L’historienne Elisa Marcobelli livre une analyse de l’internationalisme à l’échelle du continent avant la catastrophe européenne de l’été 1914.

L’ouvrage proposé sous le titre L'internationalisme à l'épreuve des crises. La IIe internationale et les socialistes français, allemands et italiens (1889-1915) est issu d’une thèse soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales. Pour la réaliser, Elisa Marcobelli a puisé dans des archives souvent inédites à Paris, Rome, Amsterdam et Berlin, s’alimentant de la presse, de la correspondance et des archives des Partis socialistes (italiens, allemands et français) et des trois grandes sections de l’Internationale ouvrière.

 

Entre discours et pragmatisme

Pourquoi les socialistes n’ont-ils pas empêché la guerre et renversé la société qu’ils appelaient à combattre ? Les réponses abondent : patriotisme partiellement caché, faillite, trahison, incapacité, surestimation de la force, ou encore phraséologie. Pour répondre à cette question centrale, Elisa Marcobelli interroge les relations entre les principales organisations de l’internationale ouvrière, dite IIe Internationale, la SFIO, le SPD et le PSI dont elle questionne les archives afin d’apporter des réponses sur la naissance, les développements et la crise du socialisme pour montrer que la guerre n’est pas le seul élément à prendre en compte pour comprendre cette histoire et ce qui a posteriori a été appelé une « faillite ».

Fondée en 1889, la Deuxième internationale rassemble comme l’Association internationale des travailleurs née en 1864 et disparue en 1876, tous les courants du monde ouvrier. Les socialistes de l’Internationale ouvrière en excluent très vite les libertaires, lors du congrès de Londres de 1896. L’écart entre les différents courants de la gauche est de plus en plus marqué dans le rapport à la réforme et les moyens d’action choisis. Les formes de l’opposition à la guerre sont présentes selon des approches différentes, les libertaires développent un antimilitarisme révolutionnaire alors que la majeure partie des socialistes souhaite réformer et transformer l’institution militaire et les organismes internationaux. La mise à l’écart des libertaires règle en quelques sortes le problème des différentes méthodes, l’Internationale trouve une forme d’unification doctrinale.

Immédiatement après cette éviction, la crise de Fachoda de 1898 oblige l’Internationale à prendre position. Alors que la France et l’Angleterre risquent de s’affronter militairement, les socialistes des différents pays cherchent à mettre en œuvre les moyens de s’y opposer. En dehors de quelques commentaires, l’Internationale n’a pas d’autres moyens que de regarder les menaces passer sans pouvoir faire autre chose que d’émettre une condamnation de principe. Si chaque section nationale échange avec les autres, elle n'en est pas moins enferrée dans ses problèmes nationaux. La guerre russo-japonaise de 1905 ne permet pas d’amélioration. En dépit d’une déclaration des socialistes français, les autres partis restent relativement indifférents au conflit.

 

Un échec programmé

Les crises marocaines révèlent des dissensions plus fortes à la fois dans chacun des partis mais aussi dans l’internationale. La majorité des socialistes se caractérise par des prises de position défensives. Certains affichent même une position belliciste. Seule une minorité, plus ou moins importante dans chaque pays, appelle à l’insurrection proche de l’antimilitarisme révolutionnaire. C’est de cette crise que nait le besoin de coordination.

Arrive ce que l’historien Georges Haupt avait appelé en 1965 « le congrès manqué » à savoir une réunion internationale tentant de coordonner les différentes formes d’opposition à la guerre qui devait se tenir durant l’été 1914. Elisa Marcobelli prolonge et approfondit le travail de ses prédécesseurs, qui soulignaient l’impossible entente entre les socialistes afin d'agir de façon conjuguée contre la guerre en dépit des efforts mis en œuvre. L’historiographie avait estimé que le Bureau socialiste international, mis en place depuis 1900, était surtout un lieu production des communiqués et qu’il avait été incapable de générer des actions réelles.

Or, l’ouvrage montre qu’il y a eu des réactions coordonnées, voire des manifestations communes d’opposition à la guerre comme en 1913, après que le congrès de Bâle de 1912 ait tenté de coordonner cette action. Si ces déclarations existent, elles sont souvent contrebalancées par les défiances entre les différents partis. Elles empêchent de pousser plus loin la coordination des méthodes d’actions. La critique de la guerre et des menaces demeurent surtout lexicales et reposent peu sur une mise en œuvre organisationnelle d’envergure permettant une action réelle à l’échelle internationale. Les options proposées, qu’elles se placent dans une optique réformiste comme celle de Jaurès ou insurrectionnelle, sont dépassées par la rapidité de l’enchainement des événements.

 

Sans dénaturer l’action réelle des socialistes, Elisa Marcobelli montre de belle manière que l’Internationale a été submergée par la vague patriotique en dépit des efforts réalisés pour l’endiguer. Dès lors, il ne peut être question de trahison, mais plutôt d’une inadéquation entre le discours et la réalité, ainsi qu'une somme de problèmes matériels et techniques qui a retardé une action internationale d’envergure, et surtout du poids de la surprise allant de l’attentat de Sarajevo à la déclaration de guerre en passant par l’assassinat de Jean Jaurès.