Des tracts nouveaux et anciens et une Histoire culturelle des femmes en littérature invitent à réfléchir au rôle des intellectuel(le)s face aux nouvelles crises que nous traversons.

Comment les intellectuel(le)s descendent-ils dans l’arène politique ? Et d’abord, d’où descendraient-ils, et où descendraient-ils ?  Il faut qu’on les ait placés bien haut pour construire une telle formule. Cette arène politique, pour l’heure, est occupée partout par la Covid 19, le confinement et le déconfinement. Or ces débats font une place remarquée au sort fait aux femmes durant cette période, de la gloire des infirmières à la charge des enfants, en passant par les violences domestiques et les séparations. Ce contexte invite à une tentative : confronter une définition de l’intellectuel d’abord pensé au masculin (et par sa tentative de trouver un statut populaire) à des travaux produits durant cette période spécifique ou parus au sortir du confinement, englobant cette fois intellectuelles et intellectuels, avec un souci de la régression ou de la progression du droit des femmes, de la dégradation ou de la promotion de la situation des femmes. En voici le résultat.

Les intellectuels universels

La genèse du terme « intellectuel » est établie depuis longtemps. On connaît l’histoire de son application à une catégorie d’hommes qui se donnèrent d’abord un rôle universel, de Voltaire au Zola de l’Affaire Dreyfus et à Péguy ; et l’abandon de la posture de l’ intellectuel universel à la faveur des positions d’intellectuels « spécifiques » (selon la formule de Michel Foucault) est devenue incontournable. N’y revenons pas, sinon pour constater que Jean-Paul Sartre (1905-1980) est entièrement tributaire de cette histoire farouchement masculine qu’il raconte avec ses mots dans Plaidoyer pour les intellectuels, ce recueil de trois conférences prononcées au Japon en septembre-octobre 1966. Pour ceux qui ont acheté cet ouvrage à l’époque de sa première parution en poche (1975), ils l’ont lu le plus souvent dans la collection Idées, sans préface. Pour ceux qui se le procurent de nos jours, ils bénéficient d’une préface de Gérard Noiriel, indiquant une erreur de date dans l’édition précédente, les circonstances de la mise en public du propos, et le voyage de Sartre et Beauvoir au Japon : les 6 000 auditeurs des conférences, l’accueil qui leur est réservé... Surtout, Noiriel commente, à la lumière du présent, la définition de l’intellectuel universel telle que Sartre la construit – celui qui est susceptible d’interpeller publiquement le pouvoir politique –, sa conscience malheureuse devant les intérêts à servir et ses préjugés, sa fonction dans le dévoilement de la contradiction dans laquelle il se débat (bourgeois au sein du mouvement ouvrier), ses difficultés au milieu de la contradiction entre le particulier et l’universel. Encore insiste-t-il peu sur l’exclusivisme masculin de cette version de l’intellectuel – nous y reviendrons ci-dessous.

Pour autant, n’oublions pas qu’il ne s’agit pas d’un traité portant sur les intellectuels. Il s’agit plutôt d’un plaidoyer. S’il s’agit donc de défendre une cause, il faut établir l’accusation. Sartre s’y emploie d’abord. Elle est classique : tromperie du peuple, dogmatisme ; l’intellectuel se mêlerait de ce qui ne le regarde pas. Mais elle est aussi plus précise lorsqu’il s’agit de s’opposer à Raymond Aron et à son Opium des Intellectuels, publié en 1955, qui dénonce l’aveuglement des intellectuels face au marxisme. L’accusation établie, il convient de répondre. C’est le fil conducteur de ces conférences, qui conduit d’abord à un petit tour historique portant sur la conquête de l’indépendance de la pensée au sortir de l’ère féodale, sur la constitution de l’intellectuel organique, puis sur la possibilité d’un intellectuel engagé dans le monde.  

Quelle que soit la manière dont on définit l’intellectuel universaliste désormais, en le considérant comme glorieux ou obsolète, il reste que Sartre incarne et légitime la figure d’un intellectuel total, celui qui intervient dans l’espace public en promouvant un discours universel. En examinant son propre cas, tout en l’euphémisant, Sartre explique que l’intellectuel, dans son existence, est défini par une contradiction qui n’est autre que le combat permanent en lui de sa technique universaliste (c’est le cas du médecin par exemple) et de l’idéologie dominante (être mis au service de la bourgeoisie). C’est de cette contradiction que résulte l’idée selon laquelle l’intellectuel s’occupe de ce qui le regarde et dont les autres disent qu’il s’occupe de ce qui ne le regarde pas.

Puis Sartre en vient à la fonction de l’intellectuel. Ne revenons pas sur chacune des dimensions de cette fonction. Il est important cependant d’insister sur ce que Sartre appelle l’ennemi le plus direct de l’intellectuel : le « faux intellectuel », le « chien de garde » selon l’expression de Paul Nizan, c’est-à-dire l’intellectuel suscité par la classe dominante pour défendre son idéologie particulariste par des arguments qui se prétendent rigoureux. Ce qui permet à l’auteur de se démarquer. Tout intellectuel qu’il veuille bien être, en fin de compte, ce ne sera pas en aveugle ou en chien de garde, mais en se saisissant comme « monstre », celui qui est susceptible de détourner autant que faire se peut la requête d’universalité en rappelant qu’elle n’est pas donnée mais toujours à faire, au nom d’une conception globale de l’homme et de la société, pour ne pas dire de la justice.

D’ailleurs, l’intellectuel, petit-bourgeois, ne peut se libérer sans que les autres se libèrent en même temps. Où l’on retrouve la philosophie existentielle dans son rôle politique. Sartre dresse en effet un parallèle entre l’effort de l’intellectuel vers l’universalisation et le mouvement des classes travailleuses. Resterait alors à savoir si l’écrivain est un intellectuel. L’ouvrage débouche en effet sur de belles pages portant sur l’écrivain qui ne peut échapper à l’insertion dans le monde, et sur le livre qui est nécessairement une partie du monde à travers laquelle la totalité du monde se manifeste sans jamais pour autant se dévoiler. De là la richesse de l’œuvre littéraire, mais aussi son ambiguïté et ses limites.

Des Tracts

Universels ou spécifiques, Sartre nous place aux portes de l’intervention requise des intellectuels au droit de leur époque, tout en laissant les intellectuelles de côté. Mais insistons d’abord sur le fait que son plaidoyer contient aussi des exemples d’interventions. Par exemple, aux côtés de Franz Fanon et de Léopold Sedar Senghor, il souligne que le racisme est une idéologie à combattre, elle qui justifie l’impérialisme et la colonisation. Mais, ajoute-t-il, il ne suffit pas de le dénoncer, surtout si on ne comprend pas qu’il s’agit « d’une attitude concrète de tous les jours ». Cet exemple ne nous porte pas seulement à nous demander ce qu’il en est de cette présence des intellectuel(le)s à leur époque, mais à nous interroger aussi sur ce qu’il en est des intellectuel(le)s aujourd’hui, après Sartre, et après Foucault. Le second ouvrage présenté ici nous y aide : Tracts de crise, Un virus et des hommes, 18 mars/11 mai 2020. Les intellectuel(le)s contemporains sont-ils révoltés devant les injustices ou prudents et réfugiés dans un simple commentaire informé de leur temps ?

Signalons d’emblée que cette publication est simultanément un geste intellectuel et un geste public puisque les bénéfices de cette édition et les droits d’auteur sont réservés à la Fondation de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris pour la recherche.

Il s’agit donc de « tracts », disons des textes brefs, explicites, ajointés directement à une situation présente. La récolte a été lancée durant le confinement (mars-avril 2020). Certes, la collection Tracts existe chez Gallimard depuis 2019, elle a permis à de nombreuses personnalités, masculines et féminines, de chercher et trouver les mots justes pour exprimer une pensée, rapidement, devant un événement. Devenue ici Tracts de crise, l’ambition n’a pas entièrement changé, si les événements sont ceux de la Covid 19 et du confinement. Elle mobilise une cohorte d’« intellectuel(le)s » aux statuts divers : auteurs et autrices, chercheurs et chercheuses de disciplines différentes, philosophes, essayistes, journalistes et quelques écrivain(e)s décédé(e)s depuis longtemps mais rappelés ici pour commenter notre actualité. Et ce qui les rassemble en premier lieu est sans doute le sens d’une mission : celle de diffuser gratuitement au format numérique pendant les huit semaines de confinement des pensées comme autant de traits d’union entre les confinés (même si Adel van Reeth souligne qu’elle ne veut pas donner de conseils). Résultat : 69 tracts désormais publiés sur papier et accessibles dans les librairies heureusement ouvertes derechef.  

On ne nous indique nulle part si une règle du jeu était fixée. En tout cas la brièveté est au rendez-vous, là encore à quelques textes près un peu plus longs, parfois utilement (Arundhati Roy, Edgar Morin, par exemple). Chacun, selon la posture qu’il veut adopter, a choisi une entrée dans l’événement. Parfois les affres du confinement, parfois la question du « chez soi », parfois encore les problèmes de peurs, de craintes, de santé, de vocabulaire (« guerre » bien sûr, mais aussi « crise »), la question des offres culturelles et de leur pléthore incontrôlée, la vie dans les banlieues, les charlatans des infox, l’usage d’Internet, etc.   

Il est tout à fait impossible, et d’ailleurs, sans intérêt ici, de dresser la liste sèche des plumes contactées ayant accepté le jeu. Elle enveloppe de nombreux professions ou secteurs de recherche : de la philosophie à la littérature, de l’histoire à la justice, de l’épistémologie à la sociologie, de l’aviation au journalisme, des sciences humaines à l’enseignement de l’écriture, de la critique littéraire au conteur, etc. Au contraire, les arts, le cinéma très souvent sollicité, les comédiens en pointe sur d’autres créneaux ne sont pas représentés ici.

Un exercice de lecture

Aux (futurs) lecteurs et lectrices, on peut proposer un petit exercice de survol de ce volume, ne serait-ce que pour leur mettre l’eau à la bouche, avant de se plonger dans la publication. Mais à ce point, il faut d’abord demander des excuses aux auteurs qui ne seront pas cités, ce qui ne préjuge rien de la qualité de leur Tract.

Les textes ayant été publiés au jour le jour, on passe ainsi d’un auteur à l’autre, de préoccupations à d’autres, d’humeurs à des descriptions de situations, de ressentis à des analyses, de questionnements à des constats, d’analogies historiques à des concentrations sur l’actualité, etc. Ce qui donne à cet ensemble un aspect moins éclectique que multi-coloré (bunt en Allemand, polychrome). On peut le lire en choisissant un parcours par auteurs, connus ou inconnus : en classant les Tracts des hommes et ceux des femmes, ceux qui sont européocentrés et ceux qui parlent plutôt de l’étranger (Inde, Afghanistan, Chine, USA, …), ceux qui tournent autour de la santé, de l’économie, des sciences, etc. On peut encore observer l’évolution du traitement des thèmes au fur et à mesure de la durée du confinement, ou les liens d’un auteur à l’autre pour le même thème : le virus, l’angoisse, la dimension mondiale…

Un autre angle est de classer ces prises de parole en fonction du type propos que ces différents intellectuel(le)s ont jugé utile et souhaitable de formuler. Certains se sont attachés à décrire des situations (G. Aubry, Ch. Debry, F. Humbert, C. Fives, P. Assouline, Ch. Rioux…). D’autres se sont attachés à prendre des précautions, vis-à-vis du vocabulaire employé dans la sphère publique pour désigner une « guerre », des « héros », une « crise » (R. Debray, A. Sinclair, G. Paché…) ou vis-à-vis de réflexes jugés trop rapides, tels que la tentation de donner des conseils ou les accusations violentes d’Annie Erneaux, qu’Adèle van Reeth invite à tenir à distance. Certains auteurs proposent encore des réflexions sur les craintes et les terreurs (A. Dénouveaux et A. Garapon, D. Rochefort, L. Zhenyun…). D’autres, enfin, proposent des analyses brèves mais efficaces (A. Badiou, E. Klein, A. Baricco, P. Franceschi, E. Morin, B. Tertais, D. Cohen…).

Deux choses demeurent encore frappantes, dans ce recueil. La première : la présence fréquente dans des Tracts, explicitement ou par allusions, de la référence à Thomas Hobbes. La peur justifie de s’unir autour d’un pacte de délégation de sa liberté contre la protection du souverain. N’est-ce pas finalement ce que nous avons vécu et autorisé ? Et deux auteurs de rappeler la déclaration de Cottard à Tarrou dans La Peste de Camus : « la seule façon de mettre les gens ensemble, c’est encore de leur envoyer la peste ». Envoyer la « peste » ? C’est fait, sous forme littérale de virus. Qu’en a-t-il vraiment résulté ? Les intellectuel(le)s ont-ils été à la hauteur de la mission définie par Sartre ? Ce qui est plus certain, c’est qu’on décrit beaucoup, mais qu’on rend peu frappant un différend possible entre une compétence et une dénonciation d’un usage scandaleux.

La seconde : pour revenir aux « intellectuel(le)s », il est aussi étonnant d’entrevoir, à quelques Tracts près, que les grands thèmes de l’époque – l’effondrement, l’anthropocène ou la Capitalocène, les mutations écologiques, les conversions nécessaires de nos consommation et attitudes, etc. – ne sont pas massivement investis dans les propos des uns et des autres, ni ne servent de fil conducteur aux analyses.

Les intellectuelles

Si l’on n’est pas frappé par ces deux aspects, du moins doit-on l’être du peu de cas fait de l’intellectuelle, dans notre histoire culturelle, le plus souvent, vouée comme l’écrit Montaigne à « souffrir, obéir, consentir ». Effacée, gommée, donc, l’intellectuelle ! Il fallait un projet ambitieux pour relever ce défi de l’inexistence, de l’ignorance ou de la manifestation des femmes en littérature, des intellectuelles. Les deux volumes d’histoire culturelle, dirigés par Martine Reid, viennent heureusement réveiller la question presque toujours traitée au masculin, comme nous l’avons vu, des intellectuels, universels ou spécifiques. Ils portent sur les femmes et la littérature, sont rédigés par des femmes, et se donnent pour une entreprise collective en histoire littéraire. La question à résoudre n’était pas seulement de témoigner définitivement de la place des femmes dans le champ intellectuel, d’ailleurs bien des zones d’ombre demeurent, bien des auteures, des textes, des problématiques attendent encore un examen. Cela dit, ces volumes ne prétendent à aucune exhaustivité. Cette question était aussi de se demander s’il existe une quelconque spécificité des positions et des œuvres de femmes. La réponse portant sur les positions qu’elles ont eu à défendre étant plus simple que celle de la spécificité des œuvres. Qu’on n’attende d’ailleurs pas une réponse simple à ce second aspect. Martine Reid précise qu’aucune réponse simple ne peut être apportée à une telle question débattue de longue date, même si d’évidentes lignes de force se retrouvent au fil des siècles.

Les ambitions de ces volumes sont ainsi détaillées : identifier de manière systématique l’apport des femmes à la littérature depuis neuf siècles ; rappeler les succès rencontrés ainsi que les difficultés auxquelles les femmes se sont heurtées pour écrire et publier, pour être reconnues par la critique, associées aux institutions littéraires ; replacer la production d’œuvres dans leur contexte ; le tout sans rapporter systématiquement les œuvres au seul étalon de l’appartenance sexuée de l’auteure. Œuvres de femmes, œuvres qui ne sont pas toujours féministes, etc.

Voici donc un ensemble cohérent, pour une réalité complexe. L’ouvrage se présente comme un jalon indispensable dans l’écriture d’une histoire, qui ne cesse de chercher à éviter les pièges de la téléologie et du « progrès » par lequel les femmes seraient « enfin » advenues au public, dont nous avons observé ci-dessus que le travail des femmes y était une tache aveugle. Au mieux on réduisait ce travail à l’anecdotique. Et ce n’est pas la focalisation sur Madame de Lafayette ou Madame de Sévigné, sur Germaine de Staël ou George Sand, voire Colette qui permet de redresser la situation, surtout si on parle de ces auteures comme d’exceptions. Il fallait présenter des « milliers » d’autres postures féminines.

Relevons quelques préjugés masculins concernant le travail d’écriture féminin, qui nous font remonter au tout début de cette chronique. Faiblesse stylistique, pauvreté conceptuelle, rareté des œuvres, vocation à la littérature pour enfants, etc., dit-on dans le clan misogyne. Or, en parlant de l’écriture, accompagnée de la formation des manuscrits, de la possession de livres, de l’accès aux éditeurs, de l’accès aux établissements d’enseignement, etc., le champ de recherche s’élargit et la lutte contre la misogynie trouve de multiples points d’appui.  

L’exploration du Moyen Âge, par Jacqueline Cerquiglini-Toulet, est accompagnée d’une liste chronologique des auteures et d’une bibliographie précise (d’ailleurs dans chaque section historique de ces volumes). Une remarque d’emblée, à son propos : si beaucoup sont encore réticents de nos jours à la féminisation des noms de profession en français, remarquons qu’au moyen âge c’est un phénomène avéré, la féminisation est grammaticalement naturelle et productrice.

Le rapport de la femme à la littérature y est complexe. D’abord parce que la femme est une catégorie mentale pour cette époque. Elle est confondue avec la nature, puisque mère et nourricière. Pas simple d’y échapper, sinon à être Héloïse, Hildegarde de Bingen, Marie de France ou Christine de Pizan. Ensuite parce qu’on la regarde au travers du péché d’Ève, et elle doit donc être accompagnée par un mentor, père, mari, frère, confesseur, dans toutes ses activités. Elle aura longtemps besoin d’un intermédiaire pour faire écrire, faire lire, faire traduire (à de notables exceptions près, et en notant qu’en 1207, des femmes participent à la conférence de théologie de Pamiers). Enfin parce qu’un continent reste en partie caché : la femme et le chant. Des chansons circulent dans toute l’Europe, chantées par des femmes, rédigées par des femmes et transmises par elles. Certes, domine l’indifférence de nos commentateurs à cet égard durant longtemps, mais ce recueil prouve au contraire que malgré leur domination, leur diminution morale par fait d’identification à Ève, elles ont laissé des textes magnifiques, fussent-ils rédigés au fin fond des couvents, à défaut d’une cour.

La transition vers le XVIème siècle voit naître un développement exponentiel du nombre de femmes ayant cherché à accéder au statut d’auteure, en témoigne la bibliographie proposée en fin de cette partie. Éliane Viennot nous entraîne dans les difficultés encore rencontrées par elles : misogynie et antiféminisme, notamment dans les institutions d’éducation, mais aussi dépouillement de leur dot, et police des mœurs visant les femmes, etc. Cela dit, grâce à la perspective du genre, il est possible d’être plus précis sur ces questions et d’observer que l’écart entre les sexes grandit et que les pires exactions en résultent, chasse aux sorcières aidant.

Les XVIIème et XVIIIème siècles, par Joan Dejean (XVIIème), Edwige Keller-Rhabé (dramaturges féminines XVIIème) et Christie McDonald (XVIIIème), nous conduisent vers des résultats d’enquêtes plus connus. La présence des femmes dans l’espace public est plus fréquente mais surtout, quoique pas toujours, plus valorisée. Dejean articule son propos au règne d’Henri IV. Le paysage littéraire se transforme, imprimerie aidant. Le Grand Siècle commence et mérite une place à part en raison du rôle joué par les femmes pour en assurer la grandeur. Elles dominent le genre littéraire qu’est le roman moderne. S’ouvre aussi la question : écriture féminine ou féministe (sachant que si le terme n’existe pas encore, des principes de ce type sont bien à l’œuvre dans ces contextes) ? Le débat vaut largement les pages qui lui sont consacrées. Comme l’examen des salons littéraires, ces espaces aménagés dans une résidence privée et destinés aux réunions en société, dont le premier, celui de Marie Bruneau, salons qui n’échappent pas à la critique machiste. 1641 semble être une date notable. Des femmes illustres s’emparent de leur liberté d’expression pour écrire tout en frayant d’abord avec l’héroïsme qu’on leur refusait jusque-là. Elles espèrent que la postérité saura leur reconnaitre la place conquise. La vie intellectuelle les concerne, qu’elles investissent d’abord dans des écrits portant sur les Amazones, une manière d’apporter la preuve ostensible de la réalité de l’héroïsme féminin. On doit à la Grande Mademoiselle (cousine germaine de Louis XIV) des récits d’aventures de femmes décrites avec délectation et détails. L’intérêt de ces pages est évidemment d’empêcher de réduire, comme souvent, le XVIIème féminin aux « Précieuses », lesquelles font l’objet de détails centraux : sur le mot, tout nouveau mot de la langue française ; sur les moqueries à leur égard, et la manière de les tourner en ridicule (avec caricatures) ; et sur les textes plus sérieux qu’on ne croit de ces femmes « qui se mêlent d’écrire », dit Somaize moqueur.

Et pourtant, avec les Lumières, les femmes pénètrent la République des Lettres, par la publication d’ouvrages de toutes sortes, y compris en franchissant les frontières entre les genres et domaines. Oser apprendre et écrire n’est plus caché, et il faut dénoncer l’inégalité des sexes fondée sur l’opposition entre le corps et l’esprit, le sensible et la faculté de raisonner. Mais un combat ouvert, en dialogue avec des écrivains et des philosophes masculins : Rousseau, Voltaire, Diderot, etc. Cela étant, la question du droit des femmes restant inaboutie, même si on en dénombre enfin de nombreuses au titre des auteures (citons au moins Madame du Châtelet, dont les ouvrages sont fort bien résumés) que beaucoup connaissent encore trop peu. L’originalité de cette section est qu’elle se demande comment, grâce à la littérature, la culture, la philosophie et la politique, mais aussi le journalisme, les femmes du XVIIIème siècle ont posé les bases de la société à venir. Et parfois les bases du changement de société, comme Olympe de Gouges, ou les bases du matérialisme libertin, comme Ninon de Lenclos.

Comment donner le goût de lire ces quelques 1600 pages aux lecteurs et aux lectrices dans l’espace réduit d’une chronique ? Citons du moins les auteures des différentes parties du tome II, dont nous ne pouvons parler ici : Florence de Chalonge, Delphine Naudier, Christelle Reggiani, Alison Rice et Martine Reid, la coordinatrice de l’ensemble qui nous propose une belle exploration du XIXème siècle. Que ces auteurs acceptent nos excuses pour avoir condensé le propos au maximum. Et que les lectrices et lecteurs sachent que ce volume double est absolument indispensable pour qui veut devenir moins aveugle aux dominations qui se portent jusque dans les champs de la lecture et de l’écriture.