Le testament artistique de Louise Bourgeois est plus qu’un dialogue avec Balzac et son Eugénie Grandet : c’est un splendide règlement de compte avec le mythe familial.

« Dans ce qui allait devenir son ultime retour vers le travail de la broderie et du tissage » (celui qui avait été le sien dans sa jeunesse au sein de l’entreprise familiale), Louise Bourgeois (1911-2010) créa (selon les mots de l’éditeur) « seize petits panneaux en hommage à l’héroïne de Balzac », Eugénie Grandet. Et ce à la demande du directeur de la Maison de Balzac, qui eut l’idée de s’adresser à elle.

Pour cette exposition, l’artiste – qui gardait tout – exhuma torchons et mouchoirs, parfois élimés, pliés dans les armoires depuis son départ aux États-Unis en 1938. Ils étaient agrémentés de « perles, de boutons, d’épingles, de fleurs, de tissus ». Ce sont autant de « reliquaires évoquant le temps qui passe, la minutie des herbiers et l’humilité des ouvrages de dames ».

 

Louise Bourgeois, victime et bourrelle

 

« Eugénie Grandet, c’est moi », eût pu dire Louise Bourgeois. Comme le souligne Jean Frémon dans Mystères d'une identification, essai consacré à l’artiste et reproduit dans cette belle édition, la pâle héroïne de Balzac est « le prototype de la femme qui ne s’est pas réalisée. Elle est dans l’indisponibilité de s’épanouir [...], prisonnière de son père qui avait besoin d’une bonne. Son destin est celui d’une femme qui n’a jamais l’occasion d’être une femme ». Bref, l’hypotexte du travail de Louise Bourgeois met en exergue la trilogie « bourgeoise » : un père méprisant et froid, une mère effacée et muette, une fille sacrifiée mais qui, passant de l’univers balzacien à l’existence de l’artiste, finit par devenir « enragée ».

En débordements constants et courant perpétuellement le risque de voir exploser ou se déchirer son « moi », soumise aux pulsions qui l’habitent, Louise Bourgeois ne cesse de lancer ses œuvres, du dessin jusqu’à la sculpture, depuis ses tanières américaines de Manhattan et de Brooklyn. Elle qui se moque de ce que les critiques peuvent penser de sa singularité, refuse d’être jamais « réduite » à aucune esthétique. Entre angoisse, peur, crispation, irritation et émotion, tout sert à revenir sur un passé difficile : un père despote et infidèle, une mère qui ne parvient pas à répondre à cet homme dévorant et dévoreur. Louise Bourgeois aimait les hommes, mais connaissait leur « poison » et savait se moquer d’eux. Celle qui dans sa vie se disait « victime » se voulait « assassin » dans son œuvre construite sur de multiples oppositions : victime et bourrelle, mais pas seulement.

 

Venger le « deuxième sexe »

 

Louise Bourgeois, qui entra très jeune dans la sphère de l’art en réparant les tapisseries dans l’atelier famillial, ne cesse de tenter de retrouver un état d’apaisement qu’elle n’a jamais connu. En ce sens, comme Proust, elle tente de restaurer le temps, ou plutôt les émotions du passé. Formée dans l’atelier de Fernand Léger (qui lui donne l’idée de passer à la sculpture) après une tentative d’études en mathématiques à la Sorbonne, elle fait l’école du Louvre puis part à New York, ce qui est fondamental pour elle. Épousant un hisorien de l’art reconnu, elle ne deviendra néanmoins célèbre que tard, commençant la sculpture dans les années 1950 – ce qui la sauve de toute forme de soumission aux lois du marché. Elle peut expérimenter, comme par exemple avec son effrayante et sublime « Red Room ».

Elle sculpte d’abord en balza des personnages-exorcistes au bord de l’endormissement et du rêve. Peu à peu le corps se démembre – surtout dans la dernière partie de l’œuvre : entre autres les corps lacérés et écorchés sous forme, par exemple, de père-lapin qu’elle met en scène de manière diabolique pour rappeler que l’homme n’est jamais lumineux au sein de son obscur. Tout chez elle est fragile mais puissant et plein d’humour. L’influence de Giacometti est là, mais il existe chez elle un côté « tigresse », par une sorte de réflexe qui relève d’une violence passionnelle où se revivent toujours des sentiments refoulés. L’oeuvre en fait éclater « l’effet retard », dans une lutte continue contre le phallocratisme du monde de l’art.

Sans jamais chercher à plaire, Louise Bourgeois, avec le bois, le latex, le bronze, le marbre, crée ses tanières et refuges, ainsi que des personnages organiques mi-hommes mi-femmes – autant de créations qui la font entrer dans « l’excentrique abstraction » dont elle devient la pionnière autant en galerie que dans ses installations, et ce jusque’à la fin de sa vie vouée au travail de plasticienne. Les féministes, non sans justesse, verront en elle une égérie vitale qui à sa manière venge le « deuxième sexe ». Jamais expressionniste, elle met en scène des pensées morbides ou érotiques, des pensées de peur et de sexe, des pensées jouissantes là où tout joue dans le voir et l’être vu. Entre obvers et revers, se montrer, se cacher devient un jeu ou un itinéraire génial entre animalité et humanité, dans un parcours incessant dans le noir et le rouge.

Toutefois, il ne s’agit ni de représentation ni de symbolique, mais du déclenchement d’une émotion directe – d’où le rôle important de l’installation pour de telles invocations qui échappent à tout style connu. Et ces installations feront de Louise Bourgeois une des plus grandes artistes contemporaines, et l’une des plus éminentes représentantes d’un théâtre de la mémoire et de la douleur. Entre le merci français et le « mercy » anglais, pour mettre de l’ordre dans le chaos, sa série « Eugénie Grandet » devait devenir à sa manière une sorte de synthèse – le personnage étant un double de la créatrice.