Dix universitaires françaises et américaines reviennent sur dix siècles d’écrits de femmes, replacés dans leur contexte : une enquête passionnante.

Martine Reid, spécialiste du XIXe siècle et de George Sand, qui a créé et réalisé la série « Femmes de lettres » pour la collection « Folio 2 € », écrit dans la préface de ces deux volumes qu’elle a coordonnés : « L’histoire n’est pas une. Elle ne cesse de se raconter autrement. L’historiographie est là pour rappeler que tout évolue, se transforme, se modifie au fil de réévaluations régulières qui interrogent le geste historique et ses outils méthodologiques. » Le travail proposé ici n’a pas été conçu comme « homogène, fermé sur lui-même, replié sur quelque hypothétique identité féminine ou nationale ; à l’inverse, il s’est voulu hétérogène, ouvert, "global" autant que possible, forcément incomplet, nécessairement transitoire. » Bien plus que d’une histoire littéraire, il s’agit d’une « histoire culturelle », comme l’indique très bien le sous-titre. Cette synthèse cherche à replacer l’ensemble des œuvres dans le contexte de l’époque, au sein de l’histoire du livre et de l’édition, mais également de l’histoire des femmes et des idées. En pensant les œuvres des femmes et celles des hommes « ensemble et distinctement », ce travail vise à « en mesurer les échos et les échanges, les convergences et les différences, invitant à terme à une réévaluation générale des œuvres et des réputations, comme du champ littéraire et de son fonctionnement au fil des siècles ». Il faut donc pour la critique et l’histoire littéraire abandonner « ignorance et préjugés » et accepter « ce radical changement d’optique » et pousser à son terme « cette révolution herméneutique », pour asseoir aussi bien leur justesse que leur crédibilité et leur légitimité.

Autrices, auteures, autoresses, écrivaines, femmes auteurs, littératrices, femmes de lettres...

A la fin du Moyen Âge, les femmes qui n’apprenaient pas à lire ou à écrire aux siècles précédents peuvent accéder à l’écriture, à condition d’être religieuses comme Hildegarde von Bingen, une de ces figures oubliées remises à l’honneur par cette synthèse foisonnante et passionnante. À cette époque, on observe une double émergence du français et des femmes. C’est Jacqueline Cerquiglini-Toulet qui a mené cette étude monumentale, alors qu’elle avait déjà fourni le chapitre sur cette période dans l’histoire littéraire dirigée par Jean-Yves Tadié en 2007 sous le titre La Littérature française. Dynamique et histoire. Éliane Viennot analyse la période de la fin de la Renaissance (1475-1615), en trois chapitres qui examinent « l’ensemble des empêchements mis sur la route des femmes, puis l’ensemble des facteurs positifs qui ont contrebalancé ces obstacles, et enfin cette floraison inattendue, puisque près de cent-quarante autrices ont pu y être repérées, là où les dix siècles précédents en avaient laissé émerger à peine une cinquantaine ». Ce terme d’« autrice » est introduit à la Renaissance par les lettrés latinistes avec bien d’autres féminins en -trice. « Il régressera à partir du milieu du XVIIe siècle, condamné par les grammairiens et lexicographes masculinistes avec d’autres substantifs désignant des activités prestigieuses relevant du savoir et de la création : médecine, peintresse, philosophesse, poétesse »

En lutte contre des préjugés tenaces

On a longtemps associé la lettre à l’écriture féminine, mais cette association entre femmes et art épistolaire est une construction critique qui se noue au début du XVIIIe siècle, au moment où l’on publie les lettres de Mme de Sévigné. On commence alors à se dire que c’est un genre qui correspond bien à la psychologie féminine ; puisque la lettre renvoie au disparate, au décousu, à l’oral, au bavardage, on incite les femmes à en écrire. Il en va de même pour les romans sentimentaux, genre féminin par excellence, aussi bien du côté de l’écriture que du côté de la lecture. Mais les femmes écrivent aussi des traités d’éducation, des contes de fées, des pièces de théâtre, des articles de presse, des traductions, des poèmes. On lira ainsi avec beaucoup d’intérêt le chapitre sur les poètes du XIXe siècle. Malvina Blanchecotte avait écrit, trois ans avant la célèbre lettre dite du « voyant » adressée par Rimbaud à Paul Demeny le 15 mai 1871 : « Le poète est un voyant, ouvrant pour les autres la fenêtre qu’il a en lui-même sur l’invisible et sur l’infini », dans un recueil d’aphorismes et de réflexions, Impressions d’une femme. Flaubert reproche à Louise Colet « le vague, la tendromanie féminine » de ses poèmes, et il ajoute : « il ne faut pas, quand on arrive à ton degré, que le linge sente le lait. »

Un regard neuf et une immense source d’informations et de réflexions

L’étude du XXe siècle comprend une partie sur « le roman des romancières 1914-1980 » étudié par Florence de Chalonges : « Divisé par la Seconde Guerre mondiale, ce vingtième siècle présente deux périodes bien différentes, notamment en ce qui concerne l’histoire des femmes, mais aussi en matière littéraire ». Il s’agit d’abord d’une « littérature en sourdine ». « Par contraste, le second vingtième siècle est celui où les femmes de lettres s’inscrivent progressivement dans les institutions de la vie littéraire pour représenter "l’autre de la littérature" ». Cette partie culmine avec l’élection de Marguerite Yourcenar à l’Académie française le 6 mars 1980, après qu’elle a reçu le Grand Prix de littérature de l’Académie pour l’ensemble de son œuvre en 1976. « L’appartenance de sexe » fut « la principale entrave à son élection » tant l’écrivaine n’était identifiée « ni à la lutte des femmes ni à la littérature féminine ». La sociologue Delphine Naudier consacre un chapitre très précis et informé à « la cause littéraire des femmes dans les années 1970 ». On retiendra entre autres la figure d’Hélène Cixoux selon qui l’écriture serait pour les femmes un moyen de laisser parler leur essence originelle, défaite des carcans du patriarcat : « Impossible de définir une pratique féminine de l’écriture, d’une impossibilité qui se maintiendra car on ne pourra jamais théoriser cette pratique, l’enfermer, la coder, ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Mais elle excédera toujours le discours que régit le système phallocentrique », écrit-elle dans « Le rire de la Méduse » en 1975. Le chapitre consacré au XXIe siècle naissant, « Depuis 1980 », est rédigé par Christelle Reggiani qui montre, en citant Nathalie Heinich, que « la littérature contemporaine ne semble plus être le lieu par excellence de la construction imaginaire de l’identité féminine ». Le chapitre final, consacré aux « Francophonies », est passionnant et très instructif. Alison Rice cherche à rendre justice aux « femmes issues d’autres pays que la France métropolitaine », qui, depuis plus de cent cinquante ans, ont produit des œuvres littéraires en français, sans recevoir l’attention qu’elles méritent, « à quelques notables exceptions près ».

Ramener des marges vers le centre de la réflexion l’écriture des femmes était vraiment nécessaire. Ces deux volumes très détaillés nous entraînent à la découverte de cette activité créatrice des femmes dans l’espace littéraire et seront sans doute le point de départ pour d’autres études consacrées à tous les angles morts de l’histoire littéraire telle qu’on la pratiquait jusqu’alors.