Dans un essai de combat, Stéphanie Roza s’en prend aux courants de la gauche radicale qui se sont retournés contre les Lumières.

L’essai de Stéphanie Roza, chercheuse au CNRS, spécialiste de l’histoire des idées politiques modernes, trouve place dans une collection récemment créée chez Fayard. Y sont publiés des textes d’intervention qui contribuent « aux batailles culturelles du progressisme ». L’auteure, qui dédie son livre aux « militants de la gauche progressiste et universaliste à travers le monde », entre dans ce cadre très large.

L’intention de Roza est, ici, de répondre aux attaques virulentes dont l’héritage des Lumières est l’objet de la part d’un courant de militants et d’intellectuels de gauche. La critique des Lumières était traditionnellement, depuis la Révolution française, le fait de penseurs conservateurs ou réactionnaires. Or, nous dit l’auteure, cette tradition qui, au 20e siècle, semblait s’être épuisée tout à fait, a récemment refait surface avec véhémence. Les principes et les valeurs de la modernité, mis en selle par l’esprit des Lumières – la raison et le progrès, le sécularisme et l’individualisme, l’universalisme et le cosmopolitisme – sont de nouveau pris pour cibles, sous les yeux incrédules d’une opinion publique persuadée, jusqu’ici, que ces combats ne devaient plus jamais sortir des manuels d’histoire.

Roza s’intéresse donc au cas paradoxal de l’opposition de gauche aux Lumières. Comment donc, demande-t-elle, des penseurs et des militants de gauche ont-ils pu se retourner contre les présupposés mêmes de tout combat progressiste ? Quoi qu’il en soit, face à la radicalité des attaques contre cet héritage, l’auteure entend mener le combat des idées. D’autant plus que, fait-elle valoir, jamais depuis plus de deux siècles d’anti-Lumières, les critiques n’étaient allées si loin. C’est dire la violence de ce courant et l’urgence d’y répondre. L’auteure se propose donc d’exposer les thèses de cette gauche radicale, d’en déconstruire l’argumentation et de pointer quelques hypothèses sur leur généalogie. Elle décline son propos en trois moments correspondant à la mise en cause de trois valeurs clés des Lumières : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme.

 

Trois agressions majeures contre les Lumières

Le premier assaut de cette gauche a lieu contre la raison elle-même. Pour l’illustrer, Roza se penche sur Constellations, deux gros volumes publiés en 2014 et 2017 par le collectif Mauvaise troupe. Certains médias ont donné un écho favorable à ces anthologies de comptes-rendus d’expériences alternatives diverses. Elles peuvent être comprises comme un repli, face aux déceptions et aux échecs des luttes politiques traditionnelles, sur « une localisation radicale de la critique », selon l’expression de Michael Walzer   . Or, cette reconfiguration des luttes, dont la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes est un parfait symbole, est justifiée par ce courant par l’appel au sentiment et à l’imagination, sources d’une subjectivité radicale, contre les prétentions de la raison.

Au plan généalogique, ces idées renvoient, selon Roza, à la pensée politique de Foucault. Le philosophe serait une source majeure de ce courant. Non seulement en raison de la fragmentation des fronts de lutte au détriment de la politique globale, mais plus encore du fait d’un doute radical, d’origine nietzschéenne, à l’égard de la volonté de savoir : derrière celle-ci, toujours se tiendrait un pouvoir. Dans cette perspective, la raison à l’œuvre dans les différentes disciplines scientifiques n’est plus qu’un instrument au service de la domination. Que dire, alors, de l’intérêt manifesté à plusieurs reprises par le dernier Foucault pour les Lumières selon Kant ? Roza récuse cet apparent ralliement, car, dit-elle, Foucault n’en conserve que le moment critique et poursuit, en réalité, « son opération de déconstruction du projet rationaliste ». En-deçà de Foucault, l’auteure reconduit cette critique radicale de la raison à la publication, au lendemain de la guerre, de La Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer, à l’égard desquels Foucault reconnaissait une dette. Pourtant, peut-on objecter ici à Roza, les deux auteurs de l’Ecole de Francfort n’y condamnent pas la raison en soi. Leur position est, en réalité, ambiguë, jamais exposée rigoureusement au demeurant. Ils y font valoir que la raison s’est retournée contre elle-même et s’en prennent au seul triomphe de la raison instrumentale.

Le deuxième assaut contre l’héritage des Lumières met en cause le progressisme. Roza s’appuie ici sur les textes d’un collectif grenoblois Pièces et main-d’œuvre. Les critiques, d’inspiration écologiste, y prennent la technoscience pour cible. C’est la raison comme instrument de maîtrise de la nature, mobilisée au service de l’homme, qui y est mis en cause. Cette critique, largement partagée par les mouvements écologistes, ne trouve pas grâce aux yeux de l’auteure. Elle la juge beaucoup trop unilatérale et lui oppose l’idée que la raison, à la fois source de critique de l’arbitraire du pouvoir et de connaissance objective de la réalité, ne saurait se diviser. Sans doute, concède-t-elle, Lumières et progressisme ne coïncident pas, mais c’est pour opposer aux excès de la critique anti-industrialiste, la thèse conventionnelle de la neutralité de la technique : le progrès tiendrait au bon usage des possibilités qu’elle met à disposition. Au plan idéologique, l’essayiste Jean-Claude Michéa est désigné par Roza comme un représentant paradigmatique de cet anti-progressisme, qu’elle fait remonter aux Illusions du progrès de Georges Sorel, théoricien du syndicalisme révolutionnaire. Sorel y développait une doctrine, mêlant de manière éclectique Marx, Nietzsche et Bergson, qui devait inspirer Mussolini.

Enfin, le troisième assaut contre les idées et valeurs posées au 18e siècle met en cause l’universalisme. Roza y consacre ses plus longs développements, en raison, probablement, de sa plus grande visibilité médiatique. Il se pourrait aussi que les prétentions à l’universalité caractéristiques des Lumières apparaissent, sous les coups de boutoir de ceux qui la contestent, comme leur clef de voûte philosophique. Sur ce point, l’auteure se concentre sur les Indigènes de la République dont elle veut récuser les thèses. Ce mouvement s’inspire largement des études postcoloniales. C’est, rappelons-le, un courant de pensée, porté par des intellectuels non occidentaux, indiens en particulier, qui s’est proposé, depuis quelques décennies, de « provincialiser l’Europe », selon le mot d’ordre de Dipesh Chakraberty. Il s’est agi, pour l’essentiel, de promouvoir sur l’histoire de l’humanité le regard des dominés, en l’occurrence des pays colonisés par les Européens. Au-delà de son appel indéniablement salutaire à un décentrement radical, cette invitation en a conduit certains à des positions extrêmes. Dans cette perspective, l’universalisme des Lumières est interprété comme le flambeau idéologique par lequel les blancs auraient justifié leur entreprise coloniale et impérialiste. Ainsi, toutes les valeurs issues de cet héritage – les droits de l’homme, la démocratie et la science – sont retournées en leur contraire, en instruments d’oppression de l’Autre. Aux racines intellectuelles de ces thèses, on trouve paradoxalement, pointe Roza, la French Theory, Derrida et, de nouveau, Foucault. La stratégie de l’auteure consiste alors à mettre en avant ceux qui, dans le tiers monde, mobilisent dans leurs luttes les valeurs des Lumières. Il en fut ainsi des leaders indépendantistes Hô Chi Minh et Nehru, sur lesquels s’attarde Roza, qui ont retourné contre les colonisateurs européens leurs propres principes.

 

La Raison comme mythe

L’essai de combat de Roza n’aborde pas un sujet tout à fait neuf. Daniel Lindenberg l’avait déjà, pour partie, traité, il y a quelques années, dans un ouvrage plus englobant, Le procès des Lumières   . L’idéologie de Constellations avait fait, elle, l’objet d’une bonne analyse, en termes de « radicalité irrationnelle », par l’historien Jean-Luc Chappey, ici cité dans une note   . Au plan de l’histoire des idées, le lecteur dispose désormais de quelques ouvrages de fond, tout particulièrement l’excellent livre d’Antoine Lilti, L’héritage des Lumières, qui comprend un chapitre intitulé « Le défi postcolonial »   . Mais, sur ce plan, Roza semble bien plus inspirée par les partis pris de la somme de Zeev Sternhell, Les anti-Lumières   .

Toutefois, le reproche principal que l’on peut adresser à l’auteure est de reconduire, dans son combat contre des idées outrées, un contraste fort conventionnel entre les Lumières et les contre-Lumières. D’abord, de nombreux travaux ont mis en évidence la pluralité et l’ambivalence des Lumières. Comme le dit Simone Goyard-Fabre, les Lumières, tiraillées entre plusieurs vues, parfois paradoxales, ont aussi « leurs ombres »   . Rousseau, en particulier, prend parfois le courant dominant des Lumières à contre-pied. Elles offrent, malgré tout, une indéniable unité par-delà les différences et Roza accepte, au demeurant, l’idée d’une critique interne aux Lumières.

Plus problématique, ensuite, est la philosophie de l’histoire qui se dégage de la manière dont elle oppose les Lumières à l’obscurantisme, qui a tout l’air d’une mythologie, largement partagée il faut le constater. Dans une telle perspective, l’histoire des Temps modernes est celle d’un perpétuel combat entre la Raison, avec un r majuscule, et ses ennemis. La superstition et le sentiment, le mythe et la religion, l’imagination et la passion, sont autant d’éléments intégrants des traditions, nécessairement irrationnelles et obscures. Selon cette vue métaphysique, le courage de faire usage de sa propre raison, selon la formule de Kant, par quoi l’être humain devient majeur, fait basculer les hommes dans un univers débarrassé de toute tradition. Du moins, ceux qui se saisissent de cette faculté, dont chacun est doté naturellement, évoluent dans un monde de la raison pure qui permet d’entrevoir la disparition, à terme, des traditions.

 

Pour une autre approche de l’universalité

Un tel mythe passe par pertes et profits la part de vérité des critiques adressées à la philosophie des Lumières d’un point de vue historiciste, déjà formulées par les Romantiques mais aussi, depuis plus d’un siècle, par les sciences sociales. Sous-jacente au discours de Roza, se tient l’image d’une histoire de l’humanité comme histoire universelle de l’émancipation à l’égard des formes d’aliénation et d’oppression à l’œuvre en tous lieux et en tous temps. Tous les hommes tendraient, depuis toujours, vers la même fin et la raison serait l’instrument universel de leur libération. Si un tel récit peut paraître séduisant, voire enthousiasmant, il est loin d’être convaincant. Cette pure raison, immédiatement universelle, est introuvable, peut-on lui opposer. La raison effective est, elle, toujours contextuelle. C’est dire qu’elle se fonde sur des présupposés qui ne sont pas eux-mêmes rationnels. En d’autres termes, toute perspective rationnelle s’enracine dans des croyances particulières d’arrière-fond. Le combat n’a donc pas lieu entre la raison et son autre, la tradition, comme voudrait le faire accroire Roza, mais entre plusieurs rationalités et entre plusieurs traditions. Et, lorsqu’un mouvement critique finit par emporter les institutions établies d’une société, ce n’est pas une mythique Raison qui vient prendre la place en majesté, mais une nouvelle forme de rationalité qui inaugure, par là-même, une nouvelle tradition. De ce point de vue, notre regard sur l’humanité doit d’abord faire droit à la diversité des cultures et des formes de vie sociale et le point de vue de l’universalité doit, alors, résulter d’une anthropologie comparative   .

 

La manière dont Roza en appelle aux Lumières manifeste un étrange retournement de perspective. Les sciences sociales de l’après-guerre s’étaient présentées sous les auspices du combat contre l’ethnocentrisme. Ainsi, Race et histoire de Lévi-Strauss, brochure commandée et publiée par l’UNESCO en 1952, s’ouvrait sur une critique de l’ethnocentrisme, caractéristique des conceptions évolutionnistes de l’histoire. Il s’agit, rappelons-le, d’une puissante disposition à projeter sur les autres sociétés nos propres schèmes de pensée, nos manières de sentir et nos valeurs, comme s’ils étaient naturels et non pas historiques. La puissance homogénéisante de l’actuelle mondialisation a ressuscité un tel mode de pensée, oubliant ainsi l’un des mots d’ordre des sciences sociales de l’après-guerre : la constante vigilance contre notre tendance la plus spontanée, l’ethnocentrisme, dans la perception de l’altérité culturelle. Le prix à payer à suivre Roza dans les critiques, par ailleurs justifiées, qu’elle adresse à certains courants, somme toute marginaux, de la gauche radicale, paraît donc considérable au plan philosophique.