Les recherches récentes désacralisent le mythe des « Grandes Découvertes » et ouvrent de nouvelles perspectives : le Monde n’a pas attendu l’Europe pour s’épanouir.

Dans cette Exploration du monde, les chercheurs réunis par Romain Bertrand   nous proposent une belle aventure : nous rappeler combien les hommes sont curieux et l’ont toujours été. Ce livre rassemble quatre-vingt-dix moments de vie dans un voyage de 645 à 1938, retraçant le passé d’un monde qui se connecte. La mappemonde ne s’est pas élargie avec les Grandes Découvertes et ce ne sont pas les Européens qui ont offert une place au reste de l’humanité pour les faire entrer dans l’Histoire.

A rebours de ces schémas qui façonnent encore souvent l’imaginaire de la première mondialisation, le message n’est pas d’abîmer la gloire d’une Europe victorieuse mais bien de porter l’éclairage mérité sur toutes ces explorations qui n’ont pas eu grâce au sein du mythe des « Grandes Découvertes ». Car, si l’on ne peut nier l’importance des explorations européennes, il faut encore démystifier l’idée selon laquelle ses découvertes seraient plus « grandes » que les autres.

 

Une histoire constellaire

À l’heure du Brexit, où l’Union Européenne est amputée d’un de ses membres qui souhaite un avenir différent, le prestige d’être européen est mis à mal. Pour reprendre de la vigueur, on peut vouloir se remémorer un passé glorieux illustré par des héros communs : certains noms, certaines dates, sont chargés d’histoire, et portent en eux une signification bien plus grande qu’eux-mêmes. Dans un tel contexte, repenser le mythe unificateur de la « Grande Europe civilisatrice » peut aussi frôler le sacrilège, lorsque L’Exploration du monde nous rappelle qu’il n’a jamais été nécessaire d’être européen pour le marquer, ce monde. Les auteurs de ce livre nous rappellent qu’il tournait déjà très bien sans l’élan conquérant des puissances européennes.

Dans ce travail collectif, l’équipe des coordinateurs témoigne de la considération égale des périodes médiévale, moderne et contemporaine dans l’écriture d’un nouveau récit mondial et interconnecté de la mise en relation du monde. Hélène Blais étudie notamment l’histoire transnationale des colonisations et des savoirs contemporains, Guillaume Calafat est spécialisé dans les relations entre l’Europe occidentale et l’Afrique du nord à l’époque moderne et les recherches d’Isabelle Heullant-Donat portent particulièrement sur l’histoire culturelle et religieuse du Moyen-âge. Pour intégrer à ce nouveau récit les « grandes découvertes » des Phéniciens, des Grecs qui essaimèrent à travers tout le monde non encore connu, ou des Romains qui s’aventurèrent jusqu’aux confins de la Chine, du monde slave et en Irlande, il faudra en revanche se fier au souvenir d’autres lectures.

Les contributions rassemblées dans ce volume offrent ainsi des arrêts réguliers dans la grande pérégrination des hommes à travers le monde depuis le Moyen Age. On y croise par exemple les mémoires d’un pèlerin bouddhiste qui découvre l’Inde au VIIe siècle, l’exploration américaine par les Vikings au Xe, ou encore la visite des pyramides par le sultan du Mali au XIVe. Plus tard, au XVe siècle, nous surprenons un espion bourguignon sur les routes ottomanes. Au siècle suivant, nous admirons l’expansion maritime ottomane, avant que le Japon ne découvre, au XVIIIe siècle, que la Russie n’est pas au nord de la Hollande. Ayant trouvé leur chemin, des Japonais accostent à San Franscico, au XIXe siècle, tandis que l’on redécouvre Angkor, avant de terminer en 1938 avec la « leçon d’écriture » de Claude Lévi-Strauss au sein des Nambikwara du Brésil. Les exploratrices sont également mises à l’honneur : de la découverte de l’Angleterre par l’Amérindienne powhatan Pocahontas, en 1615, au voyage en Chine de la suissesse Ella Maillart, financé par un journal français en 1937, nous avons le plaisir de découvrir les trop rares récits d’explorations au féminin.

Le monde n’a donc pas attendu Colomb pour être curieux et l’Europe chrétienne n’a pas éclairé les civilisations : « l’expansion européenne » fait partie de cette mythologie qui pousse dans l’ombre les entreprises dont l’Europe n’a pas le mérite. Pourtant on aime découvrir, ou redécouvrir, ces étrangers de l’Europe, qui ne sont pas des figurants dans la course aux découvertes et au développement des contacts du monde connu. L’histoire est emplie de petites conquêtes qui nous mènent vers un monde constellaire dont les riches interactions, à distance de l’Occident, ont longtemps été négligées.

Balade historique

Se plonger dans L’Exploration du monde est la promesse d’un voyage à travers le temps et l’espace. De belles photographies en couleurs posent le décor de ces courts récits qui nous emportent pour quelques minutes et appellent la prochaine aventure. Une bibliographie courte, donc essentielle, invite à aller découvrir plus en détail ces moments de vie qui ne demandent qu’à être révélés. Chacune de ces histoires apparaît comme l’avant-goût d’un riche épisode à explorer, par le travail des archives cette fois. Ensemble, elles démontrent, s’il en était besoin, que la découverte mutuelle du monde est dans le même temps une histoire politique, économique, diplomatique, scientifique, intellectuelle, culturelle, religieuse, et bien plus encore.

Cette balade remplace l’épopée des héros solitaires, entourés d’âmes perdues, se lançant à la conquête des terres sauvages. Elle rend ainsi l’histoire à chacun : les héros se multiplient à mesure que l’histoire fait date sur tous les continents. Le mythe héroïque des « Grandes Découvertes » a vécu.