Un ouvrage monumental consacré au philosophe James Conant autour du problème de la possibilité d'une pensée illogique.

Une pensée illogique est-elle possible ? Peut-on imaginer des créatures dont les lois de la pensée contrediraient manifestement les nôtres sans que l’on puisse mettre en doute leur rationalité ? Problème d’une difficulté redoutable qui a occupé quelques-uns des plus grands esprits du siècle passé (notamment Frege, Husserl et Wittgenstein) et qui continue de tenir en haleine plusieurs de nos plus éminents contemporains, parmi lesquels il faut compter James Conant, auquel vient d’être consacré un impressionnant volume collectif de plus de 1000 pages sous la direction de Sofia Miguens.

Bien qu’il soit encore peu connu en France, y compris des philosophes de profession (et ce, en dépit de la traduction de son livre remarquable sur Orwell en 2012 par Jean-Jacques Rosat, et de quelques autres textes plus brefs), James Conant est une figure importante et largement reconnue aux Etats-Unis. Auteur d’une œuvre abondante, dont la forme privilégiée est l’article de revue, il est surtout connu pour ses travaux sur Wittgenstein et l’interprétation dite « austère » ou « résolue » qu’il en a donnée conjointement avec Cora Diamond. Mais les nombreuses études qu’il a consacrées à Wittgenstein – qui lui ont permis de s’imposer comme l’un des meilleurs spécialistes actuels du philosophe autrichien, aux côtés de Jacques Bouveresse, Sandra Laugier, Peter Hacker, Gordon Baker, Danièle Moyal-Sharrock, Joachim Schulte et quelques autres encore – ne constituent que la partie la plus visible du travail qu’il a effectué depuis la fin des années 1980. James Conant est un lecteur infatigable et un homme d’une curiosité insatiable, qui a écrit aussi bien sur des auteurs classiques de l’histoire de la philosophie, tels que Descartes, Kant, Nietzsche, Kierkegaard, Emerson et Frege, que sur ses contemporains les plus immédiats, tels Anscombe, Austin, Kuhn, Putnam, Rorty, Cavell, Nussbaum et McDowell, sans oublier Kafka, Orwell et le cinéma.  

L’ouvrage monumental qui paraît ces jours-ci aux éditions universitaires de Harvard se veut à la fois un livre d’hommages – dans la tradition allemande des Festchriften, réunissant dans une première partie des articles écrits par les collègues ou les collaborateurs de l’auteur auquel le volume est dédié (dont Charles Travis, Barry Stroud, Jocelyn Benoist, Martin Gustafsson) en rapport avec son champ de recherche –, et un livre de discussion vivante, où l’auteur ainsi honoré répond à ses critiques dans une seconde partie qui est presque trois fois plus longue que la première, et dans laquelle James Conant saisit l’occasion d’exposer, peut-être pour la première fois, les tenants et les aboutissants de sa propre perspective philosophique.       

La logique comme physique ou comme éthique de la pensée ?  

Conformément au choix effectué par le maître d’œuvre de ce volume, nous limiterons notre propos à ce que dit Conant sur le problème de la pensée illogique, dont l’on peut légitimement estimer qu’il constitue le fil directeur de toute la réflexion du philosophe américain.

La formulation d’un tel problème au XXe est redevable dans une très large mesure des travaux de Gottlob Frege en logique, et plus précisément de sa critique du psychologisme. La polémique de Frege contre le psychologisme porte principalement sur deux points : 1) la compréhension de l’expression de « lois de la pensée », 2) la compréhension du concept de « vérité ».

Selon Frege, la confusion touchant la première expression est liée au double sens du mot « loi », lequel peut signifier soit un énoncé décrivant ce qui est, soit un énoncé prescrivant ce qui doit être. Les « lois de la nature », par exemple, sont du premier type, puisqu’elles décrivent les régularités nécessaires des phénomènes naturels. Les lois morales, en revanche, sont du second type, puisqu’elles ne décrivent pas de quelle manière les hommes se comportent réellement, mais elles prescrivent plutôt ce qui doit être fait pour agir moralement. On notera toutefois, avec Frege, que les lois du premier type peuvent être tenues pour compatibles avec les secondes, non pas en ce sens où elles prescriraient aux phénomènes la manière dont ils doivent se dérouler, mais en ce sens où elles prescrivent à l’esprit humain la manière dont il doit considérer les phénomènes s’il veut les comprendre – en définissant de la sorte des lois de la pensée. Décrire fidèlement l’attraction des corps exige par exemple de penser en accord avec les lois de la mécanique newtonienne.

Considérons à présent d’autres « lois » que celles de la physique : les lois de la logique. En quel sens peut-on parler ici de « loi » ? Les logiciens qui se réclament de la psychologie identifient les lois de la logique à des lois descriptives et les tiennent pour des lois psychologiques qui gouvernent la pensée humaine, dans le même sens où les lois de la nature gouvernent le monde extérieur. Dans une telle perspective, il faut dire que seules existent les lois de la psychologie – car la pensée elle-même est un processus mental. C’est précisément cette thèse que critique Frege : les lois de la pensée, dit-il, sont des lois au sens de lois prescriptives et non pas de lois descriptives, ce qui veut dire que les relations que ces lois soutiennent avec le processus réel de la pensée est de type normatif. Elles prescrivent universellement la manière dont quelqu’un doit penser s’il veut penser tout simplement. Elles peuvent bien être tenues aussi pour des lois descriptives, mais alors seulement au sens où les lois de la logique décrivent les règles d’inférence entre les pensées qui peuvent être tenues pour vraies.

En résumé, l’on pourrait dire que la psychologie considère la pensée telle qu’elle est, tandis que la logique l’examine telle qu’elle doit être. Un passage bien connu du cours de logique de Kant exprime clairement cette distinction :

Certains logiciens supposent des principes psychologiques dans la logique. Mais admettre de tels principes en logique est aussi absurde que de tirer la morale de la vie. Si nous cherchions les principes dans la psychologie, c’est-à-dire dans les observations que nous ferions sur notre entendement nous verrions simplement comment se produit la pensée et comment elle est assujettie à diverses entraves et conditions subjectives ; ce qui conduirait donc à la connaissance de lois simplement contingentes. Mais en logique il s’agit de lois nécessaires, non de lois contingentes, non de la façon dont nous pensons, mais de la façon dont nous devons penser. Les règles de la logique doivent donc être dérivées non de l’usage contingent, mais de l’usage nécessaire de l’entendement, que l’on trouve en soi-même sans aucune psychologie. Dans la logique, ce que nous voulons savoir, ce n’est pas comment l’entendement est, comment il pense, comment il a procédé jusqu’ici pour penser, mais bien comment il devrait procéder dans la pensée. Elle doit nous enseigner le droit usage de l’entendement, c’est-à-dire celui qui est cohérent avec lui-même   .

Mais, objectera le logicien psychologiste, l’usage nécessaire de l’entendement est précisément aussi un usage de l’entendement, lequel relève par conséquent de la psychologie. La pensée telle qu’elle doit être est un simple cas d’espèce de la pensée telle qu’elle est. La psychologie s’intéresse aux lois naturelles de la pensée, aux lois du jugement en général, qu’ils soient vrais ou faux, ce qui veut dire qu’elle s’intéresse aussi aux lois du jugement vrai. Les règles d’après lesquelles on doit procéder pour penser correctement ne sont pas autre chose que celles d’après lesquelles on doit procéder pour penser comme le veut la nature propre de la pensée – elles sont identiques aux lois de la pensée elle-même. Comme le dira Theodore Lipps d’une formule célèbre, « la logique est une physique de la pensée ».

A cette objection, Frege répondra que sans doute les représentations, les jugements, les raisonnements, etc., font partie de la psychologie en tant que phénomènes et dispositions psychiques. Mais il ne faut pas perdre de vue que la logique se fixe une tâche très différente de celle de la psychologie. Toutes deux recherchent les lois de ces phénomènes ou dispositions, mais le mot « loi » signifie chez l’une quelque chose de totalement différent de ce qu’il signifie chez l’autre. La tâche de la psychologie est de saisir l’enchaînement réel des processus de conscience, les lois selon lesquelles les connaissances surgissent dans le cours de la vie psychique, en comprenant ce processus de manière causale. La logique ne s’interroge pas du tout sur les origines causales ni sur les conséquences des fonctions intellectuelles, mais sur leur contenu de vérité. Contrairement à ce que dit Théodore Lipps, la logique n’est pas une physique de la pensée, mais bien plutôt une « éthique de la pensée », comme l’écrira Edmund Husserl. Les enchaînements qui l’intéressent ne sont pas d’ordre naturel mais d’ordre idéal.

La signification des lois de la logique

Pour s’en convaincre, il suffit de penser à la signification que revêtent les lois de la logique. Si les lois de la logique avaient le même statut que les lois de la physique, alors elles seraient des lois inductives, et leur validité serait par principe sujette à révision. Or les lois de la logique (les lois de la syllogistique, les principes du calcul des probabilités, de l’arithmétique générale, etc., toutes les lois d’inférence) sont d’une exactitude absolue. Elles sont de vraies lois et non pas des règles simplement empiriques. Elles n’expriment pas de simples probabilités, mais sont valables a priori.

Le principe de contradiction ne veut pas dire qu’il est à présumer que, de deux jugements contradictoires, l’un est vrai et l’autre faux. Le modus Barbara ne veut pas dire que, quand deux propositions de la forme « Tous les A sont B » et « Tous les B sont C » sont vraies, il est à présumer que la proposition « Tous les A sont C » est aussi vraie. Il énonce bien plutôt que c’est une loi de validité générale, que pour les symboles de classes quelconques A, B, C, si tous les A sont B, et si tous les B sont C, tous les A sont aussi C. Le principe de contradiction n’énonce pas que deux actes de croyance ne peuvent pas exister ensemble dans la même conscience ; il énonce que deux propositions contradictoires ne sont pas toutes les deux vraies. Cette loi n’exprime pas une nécessité psychologique, mais l’évidence intellectuelle que des propositions opposées ne sont pas vraies ensemble, que les états de choses qui leur correspondent ne peuvent coexister. Dans les faits, il est tout à fait possible qu’il en soit autrement. Le « ne pas-pouvoir » dont parle la logique n’a rien à voir avec l’impossible coexistence des actes de jugement, mais renvoie à l’incompatibilité des propositions correspondantes. L’impossibilité n’est pas de l’ordre de l’impuissance subjective à réaliser un accord, mais de l’ordre de l’incompatibilité en vertu d’une loi objective. Il n’est nullement question d’une lutte, d’un conflit ou d’une tension entre deux dispositions psychologiques, mais de l’incompatibilité entre ces unités intemporelles idéales que nous appelons propositions contradictoires. On ne dit pas qu’un tel jugement est ineffectuable, mais que la proposition qui forme son contenu est impossible, c’est-à-dire absurde.

Il suit de ce qui précède qu’une position de type relativiste est intrinsèquement vide de sens. En effet, le relativiste défend l’idée qu’une proposition est vraie en fonction du type d’individus qui la tiennent pour telle d’après les lois de la pensée auxquelles ils obéissent. Ce qui revient à dire que le même contenu de jugement peut être vrai pour l’un (mettons, pour un sujet de l’espèce Homo sapiens) et faux pour l’autre (mettons, pour un sujet d’une espèce autrement constituée). Or selon le principe de contradiction, le même contenu de jugement ne peut être à la fois vrai et faux. Comme le dira encore fortement Husserl – qui, sur ce point, fait cause commune avec Frege dans sa lutte contre le psychologisme –, ce qui est vrai est vrai absolument, est vrai en soi ; la vérité est identiquement une, que ce soient des hommes ou des êtres d’une autre espèce, « des anges ou des dieux » qui l’appréhendent en jugeant.

Le problème d’une pensée illogique

Pour faire comprendre ce dernier point, Frege introduit dans un passage désormais célèbre des Grundgesetze der Arithmetik de 1893 la fiction d’une logique extra-terrestre :

Supposons qu’il y ait des êtres dont les lois de la pensée contrediraient les nôtres, et qui conduiraient donc souvent à des résultats contradictoires dans leurs applications. Le logicien psychologiste ne pourrait rien faire d’autre qu’en prendre acte et dire : ces lois valent pour eux, et d’autres valent pour nous. Je dirai : nous aurions affaire à une espèce de folie jusqu’alors inconnue. 

Frege poursuit en remarquant que si une telle chose devait se produire, il nous faudrait bien poser la question de savoir laquelle de ces deux façons de penser est la vraie – question que ne pourrait même pas poser le psychologue. Le psychologue pourra expliquer comment les extraterrestres en viennent à nier la validité du modus ponens, il pourra expliquer en vertu de quels enchaînements psychologiques ils y arrivent, mais il ne pourra pas départager la façon de penser des extraterrestres et la nôtre. Il ne le pourra pas – sauf précisément à abandonner la position qui est le sienne, car reconnaître le sens même d’une telle demande, c’est reconnaître que l’approche psychologique de la logique est essentiellement inadéquate.     

Mais dans quelle mesure ce scénario d’une rencontre avec des extraterrestres est-elle prise au sérieux par Frege lui-même ? De tels êtres sont-ils possibles ? De tels êtres pensants, tirant des inférences, élaborant des raisonnements contredisant les lois de la logique, sont-ils possibles ? Frege semble admettre, pour sa part, que de tels êtres peuvent réellement exister, et que nous serions alors parfaitement fondés à considérer qu’ils ne pensent rien – en tout cas, rien qui ait une quelconque valeur de vérité.  

C’est ce problème de la possibilité ou de l’impossibilité d’une pensée illogique que James Conant a repris à bras le corps en 1991 dans un article fleuve de plus de 65 pages, reproduit ici au seuil du volume, intitulé « The Search for Logical Alien Thought : Descartes, Kant, Frege and the Tractatus ». L’article poursuit plusieurs objectifs. Il offre tout d’abord une mise en perspective historique très précieuse du problème d’une pensée illogique en le faisant remonter à Descartes et à l’hypothèse du Malin Génie. Il met au jour également la conception kantienne de la logique, dont il montre l’analogie avec celle que défend Frege. Il commente aussi patiemment le texte de Frege dont nous avons cité un passage, et en offre une interprétation qui, à ce jour, demeure sans doute la plus éclairante jamais proposée. Et enfin et surtout, il en radicalise les propositions, en allant peut-être au-delà de ce que Frege lui-même voulait dire.

En reprenant le scénario d’une rencontre avec les extraterrestres obéissant à d’autres lois de la pensée que les nôtres, il montre en effet qu’une autre conclusion que celle que tire Frege s’impose. Tout se passe comme si, explique-t-il, le logicien psychologiste voulait se représenter notre rencontre avec les extraterrestres comme une rencontre où un désaccord se produit entre eux et nous sur un sujet fondamental. Or le logicien psychologiste ne peut pas se permettre d’invoquer ici le concept de désaccord, car parler de désaccord c’est déjà parler d’une contradiction logique entre différentes propositions, et c’est donc transgresser les limites d’une approche strictement descriptive. En toute rigueur, tout ce que le logicien psychologiste doit dire est que la pensée des extraterrestres est seulement différente de la nôtre – mais dans ce cas, comme le dit Conant, « si les bruits que font les extraterrestres et ceux que nous faisons en parlant sont seulement différents les uns des autres, alors ils ne sont pas plus en désaccord que ne le sont le meuglement de deux vaches différentes ou la forme de deux flocons de neige différents ».

Sur ce point, Frege rejoint Kant sans le savoir, assure James Conant, en disant qu’il est impossible d’entrer en désaccord avec un principe de la logique, puisque l’adhésion aux lois de la logique est la condition de possibilité de tout accord comme de tout désaccord. Il s’ensuit également, selon lui, que la relation entre la logique et la pensée n’est pas de type normatif, mais bien de type constitutif – moyennant quoi Conant force assurément le texte de Frege. Comme il a été dit précédemment, aux yeux de Frege, les lois de la logique prescrivent universellement la manière dont quelqu’un doit penser s’il veut penser tout simplement, ce qui veut dire qu’il lui est toujours loisible de faire autrement – raison pour laquelle Frege n’exclut pas la possibilité qu’il puisse exister des êtres obéissant à d’autres lois de la pensée que les nôtres. Les lois de la logique sont constitutives de tout usage correct de le pensée, mais elles ne le sont pas de tout usage possible. La thèse de Conant est que cette dernière distinction entre un usage correct et un usage possible de la pensée, en relation avec les lois de la logique, doit être abandonnée.

Cette proposition, depuis qu’elle a été avancée, a suscité de très nombreux commentaires et d’innombrables critiques, pontant tantôt ses difficultés intrinsèques, tantôt son infidélité à la pensée de Frege dont elle prétend s’inspirer. La place nous manque évidemment pour donner ne fût-ce qu’un aperçu de ce vaste débat et pour montrer comment la position de Conant a évolué au fil du temps. Le millier de pages de l’ouvrage collectif dirigé par Sofia Miguens n’est pas de trop pour suivre ces discussions dans toutes leurs sinuosités. Souhaitons qu’un jour prochain l’université française leur fasse écho et accorde à son tour à James Conant toute l’attention qu’il mérite.