Un essai illustré sur son origine, un "beau livre" magistral sur son élite et un récit de l'école soviétique nous font comprendre les ressorts culturels, politiques et sociaux de l'alpinisme.

Phénomène tant social que culturel, l’apparition de l’alpinisme dans la société européenne est liée, comme son nom l’indique, à l’exploration de la chaîne alpine – ce « terrain de jeu de l’Europe » selon l’expression, restée célèbre, du Britannique Leslie Stephen – dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec la conquête des principaux sommets par les élites aristocrates et bourgeoises anglaises puis austro-allemandes, aidées des guides locaux (français et suisses, principalement). Cet « âge d’or » est bien connu et a fait le bonheur des amateurs de littérature alpine (récits classiques d’Edward Whymper, de Wiliam August Coolidge, Leslie Stephen, William Matthews…).

La période qui suit cette époque de conquêtes a donné lieu à l’émergence, à l’orée du XXe siècle, d’un « alpinisme d’amateurs », tentant progressivement d’ouvrir des nouveaux itinéraires de haute montagne sans le concours des guides locaux   , ce qui fait basculer cette activité jusque-là marginale vers une forme de pratique culturelle typique des élites de la « Belle Epoque ». Or, partant de cette charnière temporelle décisive, deux livres passionnants viennent d’être publiés par les éditions du Mont-Blanc (dirigées par l’ancienne alpiniste de haut niveau Catherine Destivelle) sur l’histoire de l’alpinisme, justement appréhendée comme la création progressive d’une culture spécifique et sans frontières : L’apprentissage du risque. L’alpinisme en 1900 de Daniel Grévoz (guide de haute montagne et auteur de nombreux ouvrages) et le « beau livre » richement illustré Haute montagne (par les spécialistes Gilles Modica, Bernard Vaucher, Philippe Brass et David Chambre) portant sur la période suivante, de l’après-Grande Guerre à nos jours, au sujet du club très élitiste nommé « Groupe de Haute montagne » (GHM, pour les initiés), créé en France en 1919 et appelé à devenir une institution internationale prestigieuse du « grand alpinisme ». Enfin, dans un style plus littéraire, le récit très original de Cédric Gras intitulé Alpinistes de Staline permet de comprendre en quoi l’alpinisme ne fut pas seulement le fruit d’une histoire occidentale et « bourgeoise » (au sens marxiste du terme) mais également le levier idéologique d’une propagande communiste sous l’URSS stalinienne, à la fois dans le Caucase et dans les contreforts himalayens des confins de l’Empire soviétique.

Naissance d’une pratique culturelle élitiste et internationale, dans le contexte d’avant 1914

Tout d’abord, l’essai historique de Daniel Grévoz L’apprentissage du risque, illustré de magnifiques gravures d’époque (malheureusement ni légendées ni référencées), apparaît comme une idéale « entrée en matière », y compris pour les néophytes, sur le thème de la culture alpinistique des années 1900. Sans être une étude approfondie sur le plan scientifique – travail plutôt laissé aux historiens du social et du culturel   –, le livre du guide de montagne, à l’œuvre de « littérature alpine » déjà abondante, s’apparente davantage à une généalogie des pratiques et des techniques, à l’époque encore balbutiantes, des débuts de l’alpinisme de difficulté (hors des « voies normales » des grands sommets explorés lors de la période précédente), avec ou sans guides locaux. Les exemples et les illustrations permettent notamment d’embrasser d’une manière internationale (France, Suisse, Autriche-Hongrie, Allemagne, Italie…) un thème d’histoire culturelle d’une Europe qui s’apprêtait à s’affronter – y compris sur des terrains alpins, notamment sur l’Isonzo entre Austro-Hongrois et Italiens – dans une guerre fratricide qui allait notamment faire disparaître une partie de la génération des pionniers de l’alpinisme des années 1900.

A travers des chapitres clairs et concis sur les différents thèmes de l’époque – tragédies alpines (« l’Alpe homicide »), naissance de l’esprit de cordée, les techniques « artisanales » de l’escalade « artificielle », la sensibilisation de la gent féminine (encore  timide), sans oublier la vogue des premiers skieurs (réservée à une élite dorée)… –, Daniel Grévoz propose plus globalement une réflexion originale sur la naissance de ce que l’on appelle aujourd’hui les « sensations fortes » ou « sports à risques » dans une société qui a soif de découvertes (la première vocation de l’exploration alpine était d’ailleurs strictement à visée « scientiste » sinon scientifique), de liberté et aussi de curiosité et d’audace. Le regard de l’auteur est d’ailleurs souvent amusé sur cette manière très datée (issue de récits et manuels techniques en tout genre) de vanter les risques – réels – pris par les pionniers, avec du matériel rustique et peu sûr (cordes en chanvre…), et de raconter cette forme d’héroïsme propre à cette époque de conquête des éléments naturels.

Une fresque magnifiquement illustrée de l’histoire de l’élite mondiale des alpinistes, de 1919 à nos jours

Plus ambitieuse et plus large dans la période (de 1919 à nos jours), la somme collective Haute Montagne est un beau livre en forme de bilan à propos de l’histoire du GHM, club sélect de l’élite (d’abord française puis mondiale) de ce que le milieu appelle le « grand alpinisme », celui de la haute performance et des plus grandes réalisations de ses membres durant ce centenaire.  A travers de nombreux récits, photos et témoignages, cette fresque d’histoire culturelle permet de mettre en relief ( !) les principales ascensions alpines, expéditions lointaines (en Himalaya et dans les Andes notamment) et figures de l’alpinisme du XXe  siècle et du début du XXIe, avec un prisme assez déformé sur les cinq dernières décennies (valorisant singulièrement les dernières générations dans une forme de passage de relais).

A titre historique, ce sont surtout les deux premiers chapitres (rédigés par Gilles Modica et Bernard Vaucher, spécialistes de l’histoire de l’alpinisme, le premier dans le massif du Mont-Blanc, le second dans les Dolomites italiennes) qui permettent de bien comprendre la genèse et la success story du GHM, du lendemain de la Grande Guerre – avec un regard très intéressant sur la sociologie des fondateurs et premiers adhérents de l’entre-deux-guerres, occupés à s’attaquer aux « derniers problèmes des Alpes »   – jusqu’à la fin des années 60 – qui marque l’aboutissement de la période des grandes expéditions himalayennes et andines. D’abord centré sur le contexte français – celui des « piqués du dimanche » qui, dans le sillage de Jacques de Lépiney (fondateur du GHM en 1919), allaient s’entraîner dans la forêt de Fontainebleau avant de s’attaquer aux parois alpines, sans guide et avec l’appui de manuels pratiques et de topo-guides (genre qui sera appelé à une longue postérité chez les connaisseurs) –, Haute montagne s’applique progressivement à montrer comment, à la faveur d’une ouverture toujours plus grande aux autres nationalités, le GHM est devenu une sorte d’institution internationale prestigieuse du « grand alpinisme », à laquelle adhérèrent les plus grands noms du milieu dès l’après-guerre (Walter Bonatti, Hermann Buhl, Chris Bonington, Reinhold Messner…).

L’ouvrage s’attarde en particulier sur le rôle des dirigeants – Henry de Ségogne, Lucien Devies – et des plus grandes figures de l’alpinisme tricolore – Maurice Herzog (chef controversé de l’ascension de l’Annapurna, premier sommet de 8000 mètres « vaincu » en 1950   ) et surtout Lionel Terray (qui fut des principales aventures françaises à l’Annapurna, au Makalu, au Jannu, au Fitz Roy…jusqu’à sa mort en montagne en 1965) puis Robert Paragot (chef de plusieurs expéditions et ancien président du GHM entre 1965 et 1975) – dans l’organisation des principales grandes expéditions des années 50 et 60, celles des années 70 (notamment « Everest 1978 » dirigée par Pierre Mazeaud) étant devenues progressivement « anachroniques » au vu du développement progressif d’un himalayisme « en style alpin » (sans porteurs, sans oxygène, sans camps de base et intermédiaires et avec un équipement le plus léger possible…).

L’alpinisme comme outil de propagande sous l’URSS de Staline

Enfin, c’est par le biais d’un récit singulier que l’écrivain et voyageur Cédric Gras (russophone et spécialiste de l’ex-URSS) rapporte avec Alpinistes de Staline la vie des frères Abalakov, deux alpinistes soviétiques parmi les plus héroïques de leur génération et célébrés comme tels par la propagande stalinienne avant d’être victimes des grandes purges. Dans ce texte épique, l’auteur cherche précisément à comprendre pourquoi Staline a pu faire arrêter ces figures glorieuses (orphelins originaires d’une famille bourgeoise de Sibérie) qui portèrent haut les couleurs soviétiques dans les années 30 – sur les points culminants de l’Empire, les fameux Pic Lénine et Pic Staline ! –, après avoir été entraînés par la dure école (« la société du tourisme prolétarien ») de l’alpinisme d’URSS, de la Sibérie au Caucase, puis vers le mythique Pamir (contrefort himalayen situé dans l’actuel Tadjikistan)…

Il s’agit donc d’une véritable enquête, à partir des archives du KGB jusqu’aux hauts lieux de l’alpinisme soviétique, dont le but est de restituer une part de la vérité d’une histoire tant politique que culturelle (encore mal connue à l’Ouest) – l’idéologie communiste se servant de l’héroïsme de ces frères Abalokov (« la faucille et le piolet », selon la formule de Cédric Gras) pour affirmer la puissance de ses conquêtes territoriales et techniques. Si l’un des frères, Vitali, victime de la Grande Terreur et des purges de 1938, put retrouver une activité d’alpiniste de haut niveau (malgré de sévères engelures), l’autre, Evgueni, sera retrouvé mort (intoxiqué au monoxyde de carbone) à Moscou en 1948 alors qu’il s’apprêtait à participer à une ascension lointaine en vue de se préparer à celle de l’Everest, le plus haut sommet du globe devant être « conquis » cinq ans plus tard par une expédition britannique. A vrai dire, c’était bien le plus grand rêve de ces frères « bâtisseurs d’un avenir radieux », indissociables puis désunis par le cours de la vie, que de gravir pour la première fois le Toit du monde au nom de l’URSS…

Là encore, l’alpinisme est au cœur de l’ouvrage, il ne s’agit pas d’un prétexte mais d’un objet précieux pour comprendre une histoire culturelle à la fois nationale et internationaliste – comme l’était l’URSS – bien différente de celle de l’alpinisme occidental. Et de nos jours, comme le montrent les dernières pages de Haute Montagne à propos des années 2000, l’école russe se porte bien, avec des ascensionnistes parmi les plus reconnus (Valery Babanov, Yuri Koshelenko, Alexander Odintsov…) au sein des « palmarès » chers aux membres du GHM…