Hans Joas s’en prend à l’interprétation dominante de la modernité comme irréversible sécularisation. Il nous faut compter, au contraire, affirme-t-il, sur des résurgences régulières de sacralité.

Hans Joas est, aujourd’hui, l’un des poids lourds de la sociologie allemande. De la même génération qu'Axel Honneth, avec lequel il a publié un ouvrage, ses recherches ont porté, en particulier, sur la théorie de l’action et sur la théorie des valeurs. Après La créativité de l’agir et Comment la personne est devenue sacrée ?, disponibles en français, le présent ouvrage s’inscrit dans une réflexion au long cours sur la religion dans le monde contemporain et, plus précisément, sur le sens et la possibilité même du christianisme dans nos sociétés. Après plusieurs publications sur le sujet, qui ont reçu un large écho en Allemagne, Joas propose ici à son lecteur une passionnante contribution, riche et ambitieuse, à la sociologie de la religion.

Le titre du livre, Les pouvoirs du sacré – qui met curieusement au pluriel le singulier de l’original allemand – semble annoncer une réflexion générale sur la fonction politique du religieux. Le sous-titre, en revanche, indique plus précisément l’intention de l’auteur. Il ne s’agit rien de moins que de mettre en question l’un des paradigmes explicatifs prédominants de la pensée sociologique depuis sa fondation. La thèse, formulée par Max Weber au début du XXe siècle, est celle du désenchantement du monde. Cette idée, presque unanimement admise par les sociologues, a même intégré le sens commun. Qu’entendait donc le grand sociologue allemand par là ? Dans cette expression, Weber se proposait, avec l’ambition théorique caractéristique des pères fondateurs de la sociologie, de résumer une évolution très générale de l’humanité à travers le temps long. Selon lui, l’histoire religieuse des hommes est marquée par un dégagement progressif de l’univers de la magie, qui s’initie avec les premières religions prophétiques, dans l’ancien judaïsme par exemple. Avec l’émergence des grandes religions universelles et, moyennant le problème central, pour elles, de la théodicée, un processus s’engage de rationalisation systématique des différentes activités humaines. Celles-ci se différencient de manière fonctionnelle, chacune instituant pour elle-même son propre ensemble de normes et de valeurs et accédant, de cette manière, à une relative autonomie. Tel est, dans l’esprit de Weber, le contenu de la dynamique modernisatrice caractéristique des sociétés occidentales, dans lesquelles, donc, sécularisation, c’est-à-dire désenchantement, et rationalité avancent main dans la main.

Ici, le lecteur est convié à un effort particulier pour mettre entre parenthèses ce qu’évoque spontanément pour lui la notion de magie et se transporter en imagination dans l’univers de sociétés profondément autres. Comment comprendre, sinon, que Weber ait pu penser qu’il fut si crucial pour les êtres humains d’abandonner la magie ? Celle-ci tient bien, en effet, une place considérable dans les sociétés étudiées par les anthropologues. Elle y a une importance centrale comme aspect ou phénomène connexe de la religion. La magie peut être définie comme un art indispensable aux hommes des sociétés archaïques ou traditionnelles pour affronter les dangers ou faire face aux coups du sort. Face à l’avenir, elle est une technique qui vise à contrôler le hasard, à échapper aux incertitudes.

 

La magie ou la gravité du monde « enchanté »

Par contraste, le monde désenchanté qu’est celui des Modernes est un monde qui a définitivement tourné le dos aux croyances et aux pratiques qui sous-tendent le rapport magique à la nature et aux autres. Le monde enchanté des sociétés autres, convient-il de préciser, n’est pas pour autant un monde de contes et de légendes, comme si les hommes des sociétés premières vivaient dans un univers essentiellement imaginaire, d’une existence rêvée parmi des créatures fantastiques. Ces hommes n’étaient pas, contrairement à ce que laissaient accroire les conceptions évolutionnistes des 19e et 20e siècles, de grands enfants. On pourrait dire à leur propos, avec Philippe Descola, qu’ils s’étaient dotés d’une autre ontologie, peuplée d’entités autrement découpées et articulées, que l’ontologie naturaliste qui nous est propre. Leurs croyances pratiques remplissaient la fonction cruciale de répondre aux préoccupations et aux malheurs des hommes, collectivement, pour la religion, ou individuellement, pour la magie. Peut-être Joas insiste-t-il trop peu, ici, sur le fait que les sociétés « enchantées » sont, avant tout, des sociétés dont l’institution d’ensemble même est religieuse. La forme propre de la religion qui les caractérise tient à sa fonction d’englobement : elle y est omniprésente et y imprègne toutes les activités, tous les faits et gestes, y compris les plus quotidiens. La religion n’y tient pas une fonction particulière, car elle structure la forme même de ces sociétés. C’est avec ce trait majeur que rompent progressivement les Temps modernes plus encore peut-être qu’avec la magie, qui n’est qu’un aspect de cet univers religieux.

Tel est le schéma théorique d’ensemble que Joas met en cause. Il entend en déconstruire, les uns après les autres, les principaux éléments constitutifs : outre l’idée même de désenchantement, la sécularisation, la rationalisation, la différenciation fonctionnelle des activités et, finalement, la modernisation conçue comme la convergence et l’unité de tous ces aspects. A cette fin, Joas procède à un examen détaillé de l’ensemble des passages de l’œuvre de Weber où celui-ci utilise le vocabulaire du désenchantement. Il met ainsi en évidence l’usage polysémique et, finalement, équivoque, que Weber en fait. Les propos du grand sociologue allemand s’avèrent bien moins schématiques que ce qu’on en retient habituellement. Cette lecture fine du texte wéberien n’en retourne pas, pour autant, le sens général : la religion est sans avenir dans la société moderne, qui consacre l’essentiel de son énergie à des activités séculières rationnelles.

Ayant établi ce point, Joas retrace la genèse et le développement d’une science des religions, qui prétend tenir sur celles-ci un discours savant rationnel, loin de la théologie et des dogmes ecclésiaux. Il en distingue les principaux jalons et s’arrête sur les contributions les plus marquantes. Il souligne les apports et les insuffisances de chacune et, chaque fois aussi, met en avant les analyses et les arguments propres à dessiner les linéaments d’une conception alternative au récit du désenchantement du monde. Les moments clés de ce parcours sont les suivants : la religion naturelle selon David Hume, la phénoménologie de l’expérience religieuse individuelle de William James, l’articulation, par Josiah Royce, de la sémiotique de Peirce sur cette phénoménologie, la sociologie historique du christianisme du trop peu connu Ernst Troeltsch, l’ami et l’égal de Weber en cette matière, enfin la théorie de l’âge axial de Karl Jaspers.

 

Religion de la transcendance et autosacralisation

Dans son ouvrage Origine et sens de l’histoire (1949), Jaspers soutient qu’un tournant crucial de l’histoire universelle de l’humanité, qu’il situe au premier millénaire avant Jésus-Christ, voit émerger, dans toutes les grandes civilisations et indépendamment les unes des autres, des traits communs, radicalement nouveaux. Il le nomme âge axial. Au plan religieux, c’est l’apparition des religions de la transcendance. Celles-ci procèdent d’une restructuration de l’imaginaire sacral qui conduit à éloigner infiniment le divin de la nature et des hommes. En rupture avec les relations de proximité qu’entretenaient les sociétés premières avec les esprits ou les dieux, ceux-ci sont repoussés dans un espace et un temps qui relèvent d’un autre ordre de réalité, sans proportion avec l’ordre terrestre des affaires humaines. Les dieux deviennent ainsi plus abstraits, plus universels et, partant, moins accessibles. Cette révolution religieuse, que Joas décrit semblablement à Marcel Gauchet, auquel il s’oppose par ailleurs, est, selon lui, cruciale, car, outre l’ouverture d’une perspective universaliste, elle enclenche un processus de réflexivité des hommes sur leur condition terrestre qui fournit un appui à la critique du pouvoir temporel et des institutions sociales en général.

Dans ce parcours, Joas attache une importance particulière à la sociologie religieuse d’Emile Durkheim. On se souvient que, pour le grand sociologue français, le divin et le sacré ne sont jamais que la société elle-même transfigurée et pensée symboliquement. Dans le culte religieux, c’est la collectivité même qu’ils forment ensemble que les hommes adorent en réalité, réaffirmant ainsi régulièrement son autorité sur les individus. Cette théorie a, selon Joas, l’immense mérite de mettre en avant l’existence de dynamiques collectives de la sacralisation. La compréhension de la religion comme autosacralisation de la société permet, en outre, une transition vers une théorie générale de la formation des idéaux dans les sociétés humaines. Prenant appui sur cet aspect de la théorie durkheimienne, Joas précise, par contraste avec le schéma narratif prédominant du désenchantement du monde, la thèse centrale de son ouvrage : les sociétés occidentales contemporaines n’en ont pas fini avec le religieux, car la modernité n’est nullement réductible à la désacralisation et à la sécularisation des sociétés. Celles-ci n’en sont que des aspects et n’en déterminent pas le sens global. Il est faux, souligne-t-il, que les progrès de la modernité soient inversement proportionnels au recul de la religiosité. Le sécularisme n’est pas l’alpha et l’oméga des Temps modernes, pas plus que la rationalité ne triomphe absolument. Régulièrement se manifestent, dans toute société humaine, des impulsions à sacraliser, de telle sorte que l’on assiste, plutôt qu’à une évolution unilinéaire, à une alternance entre des phases de désenchantement et des phases d’enchantement. Diverses dynamiques de sacralisation peuvent être, de ce point de vue, repérées dans l’histoire récente des sociétés occidentales. Celles-ci ont investi, en particulier, le peuple, la nation et la personne humaine qui doivent donc être comprises comme « des formes séculières du sacré. » Ces autosacralisations comportent des dangers, comme l’ont illustré les religions séculières caractéristiques du totalitarisme, mais ils doivent et peuvent être compensés par « la sacralité réflexive ».

Joas conclue son livre par une considération normative. Si le récit alternatif au désenchantement qu’il propose est valide, alors les cartes du dialogue entre croyants et non-croyants se trouvent redistribuées. Les premiers, qui, par essence, ne sauraient se résigner à comprendre leur foi comme un engagement strictement privé et sectoriel, doivent accepter, dans des sociétés plurielles spirituellement, de vivre leur engagement religieux en dépit des critiques ou de l’indifférence. Les seconds, eux, ne sauraient plus prétendre que toute religiosité est, dans une société moderne, obsolète et vouée, au-delà des survivances présentes, à disparaître entièrement.

 

Vers une religion séculière ?

L’ouvrage de Joas est, globalement, fortement structuré et son mouvement d’ensemble impressionne. Il emporte la conviction dans les critiques adressées au récit trop unilatéral et rationaliste de la modernisation comme désenchantement du monde. La démonstration est-elle, pour autant, parfaitement convaincante ? Sans vouloir répondre, ici, à cette question, il est possible de pointer une difficulté en particulier. L’auteur ne sauve-t-il pas l’avenir de la religiosité au prix d’un excessif élargissement de la catégorie de sacralisation, qui, sous sa plume, en vient à signifier idéalisation ou, même, valorisation ? Avons-nous vraiment affaire encore, ajoutera-t-on, à une religion, pour le moins en civilisation occidentale, sans la représentation d’une dualité de mondes, strictement séparés et opposés comme le sacré et le profane selon Durkheim ? Et, aussi bien, sans un commerce entre les dieux et les hommes selon la double direction distinguée par Edmond Ortigues, avec d’un côté les sacra, ce que les hommes offrent aux dieux, de l’autre les auguria, ce qu’ils en reçoivent ? La vérité sociologique de la religion, par laquelle Durkheim dévoile le divin comme sacralisation de la collectivité par elle-même n’implique-t-elle pas, pour remplir sa fonction de réaffirmation du pouvoir social, que l’illusion soit maintenue ? En d’autres termes, une religion sans hétéronomie, serait-elle religion de la transcendance, est-elle même concevable ? Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de Joas sera, sans aucun doute, largement commenté en France, en particulier par la confrontation qu’il appelle avec la thèse défendue par Marcel Gauchet, dans un livre fondateur, intitulé précisément Le désenchantement du monde, en lequel il présentait le christianisme comme « religion de la sortie de la religion ».