Bruno Viard propose, à rebours du structuralisme, une réhabilitation de l’histoire et de la psychologie dans les études littéraires.

Réhabiliter l’histoire et la psychologie

Contrairement à ce que pourrait suggérer son titre, l’ouvrage de Bruno Viard n’est ni un guide pratique de l’enseignement des Lettres en période de crise, ni le récit d’une expérience personnelle partagée avec le lecteur. Il s’agit plutôt d’un réquisitoire, pour le moins véhément, contre le structuralisme, et d’un appel enthousiaste à repenser les études littéraires à partir du « constat d’une double carence », à savoir « le défaut de perspective[s] » historique et psychologique.

Estimant que la théorie littéraire est désormais caractérisée « par sa technicité et par son quiétisme politique et moral », Viard s’attaque aux défaillances du structuralisme avec le projet de réhabiliter l’historicité et la psychologie dans l’enseignement de la littérature. Dès les premières pages, il donne le ton en écrivant que le structuralisme est « un bouddhisme dépourvu de psychologie et d’approfondissement introspectif » et dissimulant « une critique radicale de l’universalisme français et européen ». L’ouvrage est divisé en trois chapitres qui tentent à la fois de prolonger cette critique et de suggérer, par la théorie et la pratique, de nouvelles pistes pour réinscrire les perspectives historique et psychologique dans l’espace littéraire.

 

Critique du structuralisme et vertus de la littérature

Dans le premier chapitre, Viard commence par établir un état des lieux des études de littérature en France, pointant à la fois « un grave déficit d’enjeux et d’ambitions dans les pratiques universitaires » et une « suractivité toujours plus analytique » dans les départements. Citant les récents ouvrages de Dominique Viart, Marielle Macé ou encore Alexandre Gefen qui revisitent le rapport entre la littérature et la vie à partir de différentes perspectives, Viard estime que nous vivons « une sorte de convalescence dans laquelle la doxa poststructuraliste est en cours de dissipation sans que d’autres horizons apparaissent encore ». Afin d’échapper aux « impasses » de l’art pur et de l’art engagé, ces horizons devraient, selon lui, se construire autour des vertus affectives, sensuelles et dialogiques de la littérature.

En retraçant les grandes étapes de l’histoire de la théorie littéraire, Viard défend la capacité de la littérature à engager le vécu et la sensibilité du lecteur. Dans sa critique du structuralisme, l’auteur s’attarde plus particulièrement sur ce qu’il appelle les « dommages collatéraux » de la mort de l’auteur telle que théorisée par Barthes, car « une œuvre est précédée d’un auteur et suivie d’un lecteur et […] le sens, pour ne pas dire le désir, fait la navette de l’un à l’autre ». Ce faisant, il dénonce les corpus universitaires biaisés où dominent « les œuvres à tendance autotélique », pointe l’absence criante de certaines figures majeures comme Péguy et Michelet et appelle à réviser la lecture d’autres auteurs tels que Proust, qu’il reconsidère comme « le défenseur passionné » de l’intériorité psychique. Soulignant la disparition silencieuse du marxisme et du freudisme du champ théorique, Viard appelle à renouveler la pensée de la littérature et à reconnaître le « continuum insécable » qui relie les genres littéraires.

 

Relire Mme de Staël, Leroux et Lanson

La deuxième partie de l’ouvrage se donne pour objectif de démontrer que Germaine de Staël (1766-1817), Pierre Leroux (1797-1871) et Gustave Lanson (1857-1934) sont « les jalons majeurs et incontournables d’une histoire de l’histoire littéraire ». Viard rappelle que la première a non seulement popularisé le terme de « littérature » au lieu des « Belles Lettres », mais réussi également à en articuler les perspectives nationale et historique tout en « embrass[ant] ensemble stylistique, politique, sociologie, psychologie ».

De son côté, Leroux, influenceur de Jaurès, partage avec Mme de Staël la défense du principe de « perfectibilité » de l’espèce humaine hérité des Lumières. En prônant une philosophie de l’histoire littéraire qui repose sur le triptyque « fond des idées / sentiments / forme », Leroux anticipe les théories modernes de l’intertextualité et de la réception, ouvre la culture occidentale aux apports extérieurs (notamment par le dialogue avec les textes sacrés de l’Inde et de la Chine) et célèbre le rapport entre poésie et réalité vécue.

Enfin, Lanson fait l’objet d’une relecture qui met en avant son effort consistant à « élucider les rapports de la littérature avec la société » et « ses relations de cause et d’effet avec les institutions nationales ». Après avoir souligné le rapport complémentaire entre littérature et société chez Lanson, Viard a recours à plusieurs « sondages » de son œuvre majeure, Histoire de la littérature française (1894), pour illustrer sa méthode de lecture, qui éclaire la part de nouveauté dans les œuvres, met en avant leur « valeur intellectuelle, sentimentale et artistique » et saisit « la richesse d’une écriture par contraste avec ce qu’elle n’est pas ».

Ce deuxième chapitre s’achève sur « un exercice de méthode » visant à replacer le romantisme dans une perspective historique. Partant du concept de don tel que décrit par Marcel Mauss, Viard propose une relecture du lien social à travers un dialogue entre la figure du Poète, « artiste en rupture avec la société moderne et en mal d’idéal », et celles du Bourgeois, du Républicain et du Prêtre, critiquant au passage L’Éducation sentimentale de Flaubert comme une œuvre « disqualifiant injustement le champ politique et social » de son époque. Enfin, en s’appuyant sur Le Siècle des intellectuels (1997) de Michel Winock, l’analyse est prolongée vers le XXe siècle autour de la figure de l’écrivain-intellectuel (notamment Gide et Giono) et de l’évolution de ses positions politiques.

 

Une psycho-sociologie de l’amour-propre

Le troisième chapitre change de perspective en proposant ce que l’auteur nomme une « analyse des passions ». Reprochant aux travaux de Foucault et de Bourdieu leur manque de prise en compte de l’intériorité humaine et des « racines anthropologiques des rivalités » sociales, Viard appelle à promouvoir « l’accès à la psychopathologie de la vie quotidienne ». Poursuivant son effort d’articulation de la psychologie et de la sociologie, l’auteur propose une réinterprétation des liens sociaux autour de la notion de l’amour-propre chez Rousseau et dans la culture grecque. Relisant le Discours sur l’inégalité, Viard considère que « l’amour-propre y est donné comme l’infrastructure de l’inégalité » et qu’il y arbore « deux faces » : « selon qu’il se gonfle ou se dégonfle, le sujet est en proie à la vanité ou à la honte et les sentiments qu’il projette sur autrui seront le mépris ou l’envie ».

Dès lors, le chapitre se tourne vers Montaigne et sa pratique réussie de « l’autoanalyse ». Pour Viard, le mérite de l’auteur des Essais est d’avoir « jet[é] les bases d’une psychanalyse de la reconnaissance de soi » en articulant là encore la honte et l’envie, l’abus et le défaut d’estime de soi. Cette articulation est ensuite mise évidence chez Tocqueville, dont les analyses sociologiques reposent sur une psychologie des passions. Enfin, un complément de l’exercice du chapitre précédent permet de « croiser la chaîne historique avec la trame psychologique » à partir de ce que Paul Diel nomme la « loi d’ambivalence » (principe stipulant qu’à chaque trait exalté correspond un trait exalté de force similaire et de sens opposé). En étudiant les « cas » de Musset et de Nerval, Viard montre que le tempérament romantique est le produit d’une combinaison de clivages sociologiques (rupture avec la société) et psychologiques (blessure intime). De tels exercices permettraient donc de réconcilier les études littéraires avec celles des passions et des affects et d’éclairer ainsi la portée psychosociologique et psycho-éthique des textes.

 

Limites d’une reconstruction

L’ouvrage de Viard a au moins deux mérites. Le premier est de mettre en lumière et en relation les travaux de théoriciens oubliés, méconnus ou trop vite écartés des corpus universitaires. En revisitant les textes de Germaine de Staël, de Leroux et de Lanson, mais aussi les théories de Paul Diel et de Marcel Mauss, Viard décloisonne l’histoire de la littérature et réactive un sens de la continuité et de l’intertextualité, susceptible non seulement d’éclairer les dynamiques d’évolution et de rupture des théories littéraires, mais aussi de nourrir les approches comparatives et interdisciplinaires des textes. Le second mérite de l’auteur est d’avoir su proposer, avec beaucoup d’énergie, le programme d’une réhabilitation de l’histoire et de la psychologie dans le champ littéraire en combinant, de manière plutôt originale, la réflexion critique, le travail de relecture théorique et l’exercice pratique.

Néanmoins, ce « chantier de reconstruction » initié et appelé de ses vœux par l’auteur semble pâtir de plusieurs faiblesses. Tout d’abord, la critique virulente du structuralisme manque trop souvent de nuances et tombe malheureusement dans les raccourcis et les discours négatifs. Reconnaître que le second Barthes a fait « un pas complet vers la subjectivité » et réduire en même temps son œuvre antérieure à des « affirmations tranchantes, contradictoires et confuses » est une lecture paradoxale et pour le moins injuste qui refuse de considérer le dynamisme et l’évolution de la trajectoire barthésienne. De même, estimer que la critique thématique telle que pratiquée par Bachelard, Starobinski ou Jean-Pierre Richard est « restée sans postérité », c’est omettre l’apport méthodologique et pratique fondamental d’une école qui a mis notamment la sensation au cœur de l’expérience de lecture et d’interprétation. Enfin, dire que les analyses d’Umberto Eco ont été devancées par Lanson un siècle plus tôt ou que, « quand on redécouvre la méthode lansonienne, celle de Bourdieu perd de son originalité » s’avère contre-productif et nuit à l’effort de reconstruction historique et de consolidation théorique.

Par ailleurs, si l’auteur fait référence occasionnellement aux études postcoloniales, la perspective transnationale de son propos reste limitée et tombe là encore dans le cliché, voire le paternalisme et la condescendance, comme quand il évoque ces « étudiants venus d’Afrique ou d’Asie, impatients d’avoir accès à la source de la culture française, pays des droits de l’homme, lesquels manquent si cruellement dans leur pays ». À ce propos, quand l’auteur avance que « les études francophones et postcoloniales cohabitent sans coordination possible avec les restes de l’ancienne doxa », il suffit de lui rappeler, à titre de contre-exemple, le dialogue fécond entre Derrida et Khatibi autour de la question de la langue en littérature.

D’un point de vue formel, l’organisation parfois confuse des chapitres, la redondance de certaines analyses et le recours à de nombreuses citations, souvent longues et accumulées, dessert quelque peu la visée de l’auteur et sa démarche de « désambiguïsation ». Au terme de cette lecture, on serait tenté de suggérer que la réhabilitation de l’histoire et de la psychologie dans les études littéraires passerait peut-être moins par une destruction enflammée de l’héritage du structuralisme que par l’effort d’une synthèse, à la fois sereine et nuancée, où l’éclairage historique et psychologique viendrait enrichir et interagir avec la lecture formelle des œuvres. L’accélération des défis auxquels font face la littérature et les études de Lettres nécessite, plus que jamais, de tenir compte de la diversité des apports et de la complémentarité des approches. Pour le dire autrement, il s’agit d’enrichir l’acte de lecture critique en le confrontant à la matière vivante, à la fois incrémentale et plurielle, de la théorie.