La sociologue Sophie Bernard vient d'obtenir pour son livre Le nouvel esprit du salariat le Prix du livre RH 2021. Nous republions à cette occasion l'entretien qu'elle avait bien voulu nous donner.

Sophie Bernard est professeur de sociologie à l'université Paris-Dauphine. Elle  étudie dans son livre Le nouvel esprit du salariat (PUF 2020) les effets, avec plusieurs années de recul, de la mise en place dans les entreprises de formes de rémunérations variables et la manière dont celles-ci contribuent, au-delà des illusions qu'elles véhiculent, à dégrader les conditions de vie des salariés. Celle-ci a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Les systèmes de rémunération ont évolué, montrez-vous, pour faire toujours plus de place à la part variable. Ce qui est une manière pour les employeurs de modifier, à leur avantage, l’institution du salariat. Avant d’aborder les exemples que vous analysez, pourriez-vous préciser à partir de quand et comment cette orientation s’est manifestée ? Et également, ce qui se joue alors, selon vous, dans ces évolutions ?  

Sophie Bernard : Les rémunérations variables ont toujours existé. Néanmoins, à compter des années 1990, mais surtout 2000, on assiste à la fois à leur extension et à leur transformation. Aujourd’hui, 83 % des salarié.e.s bénéficient de primes et de compléments de salaire. Leurs rémunérations comprennent à la fois des éléments fixes et variables, individuels et collectifs, formant des packages personnalisés. Comme le démontrent les réflexions menées sur le développement d’une rémunération au mérite des fonctionnaires – promesse de campagne d’Emmanuel Macron –, ce mouvement de complexification et de diversification des rémunérations tend à se diffuser dans l’ensemble du monde du travail. Il témoigne de la diffusion d’un nouvel esprit du salariat, une idéologie emprunte de valeurs individualistes et méritocratiques, qui favorise l’avènement d’un travailleur autonome et responsable. Cette forme de mobilisation de la main d’œuvre vise ainsi à responsabiliser les salarié.e.s en les enjoignant à « faire leur salaire » pour établir des inégalités « justes » en fonction de leur mérite. On assiste de la sorte à une remontée de l’incertitude qui s’opère au cœur même du salariat stable. Les salarié.e.s peuvent en effet connaître à tout moment une chute de leurs rémunérations. Responsabilisé.e.s sur leur salaire, c’est dorénavant à elles et eux d’assumer individuellement les risques du marché. Ces stratégies patronales participent ainsi d’une euphémisation du lien de subordination pour obtenir de leur part un engagement total au travail. Ils doivent en effet redoubler d’efforts pour atteindre leurs objectifs, ce qui se traduit souvent par une intensification du travail. 

 

Cette orientation a pris des formes différentes selon les entreprises et les secteurs d’activité ou encore selon les métiers. Vous ne cherchez pas à en dresser une cartographie, mais plutôt à montrer, à partir de trois cas emblématiques, qui renvoient chacun à des enquêtes approfondies que vous avez pu mener, comment ces différentes formes transforment la condition du salariat. Vous discutez ainsi en particulier de l’actionnariat salarié et des primes de partage du résultat, des primes d’objectifs et des commissions des commerciaux, en examinant la façon dont ces dispositifs ont évolué au cours du temps et dont sont alors apparus, aux yeux d’une partie au moins des salariés, parfois à l'occasion des crises qu'ont pu connaître ces secteurs, leurs inconvénients, alors que les salariés y avaient, dans l’ensemble, plutôt adhéré au départ. Pourriez-vous préciser quels sont ces inconvénients et quels sont alors les salariés qui en font principalement les frais ?

Dans leur majorité, les salarié.e.s sont dans le principe favorables aux rémunérations variables, ayant le sentiment qu’elles permettent de récompenser chacun.e en fonction de son mérite. Durant les Trente Glorieuses, les trois secteurs étudiés ont en effet pu offrir à leurs salariés des rémunérations variables élevées. La crise économique va entrainer une diminution de celles-ci, mettant par là même en évidence la faible propension des salarié.e.s à agir sur leur niveau de rémunération. Ainsi, l’important engagement au travail des salarié.e.s de la grande distribution ne suffit pas à limiter la chute des primes de partage des bénéfices résultant de la crise qui impacte le secteur dans les années 2000. De même, c’est suite à plusieurs plans de restructuration que les services des RH de Bankcorp sont conduits à réformer les modalités de distribution des primes sur objectifs, et ce dans une logique de réduction des coûts qui se solde par une baisse de leurs montants. Enfin, confronté.e.s aux difficultés de leurs client.e.s impacté.e.s par la crise économique, les commerciaux.les ne parviennent à maintenir leur niveau de rémunération qu’au prix d’un allongement conséquent de leur durée du travail. Responsabilisé.e.s sur leur salaire, les salarié.e.s doivent ainsi prendre sur elles et sur eux pour s’adapter à une conjoncture économique qui tend in fine à réduire leurs efforts à néant.

Sous couvert de permettre la reconnaissance du mérite individuel, l’enquête démontre que les inégalités découlant du déploiement de ces formes de rémunérations variables sont rarement justes. Les femmes sont les premières à en pâtir. Dans le cas des primes sur objectifs par exemple, le fait que les procédures de répartition des rémunérations variables soient peu formalisées et relèvent uniquement de la responsabilité du manager accroît ainsi les risques de discriminations à leur égard. Moins enclines que leurs collègues masculins à solliciter leur hiérarchie pour négocier leurs rémunérations, elles tendent ainsi à être « oubliées » au moment de la distribution des primes. Suspectées en permanence d’une faible disponibilité et d’un moindre investissement au travail, qu’elles aient des enfants ou pas, les femmes peinent en outre à démontrer qu’elles « méritent » leurs primes. Alors même que les salaires des femmes en équivalent temps plein restent inférieurs de 19 % à ceux des hommes, les rémunérations variables viennent renforcer ces inégalités. 

 

L’adhésion dont peuvent faire montre les salariés vis-à-vis de ces dispositifs repose en grande partie, montrez-vous, sur des illusions, que certains, mais de loin pas tous, ont commencé à perdre. Les injustices qu’ils créent, et dont on mesure aujourd’hui mieux les effets, ne semblent pas émouvoir beaucoup les politiques. Comment dans ces conditions espérer faire évoluer les choses ? 

Toute la puissance du nouvel esprit du salariat est d’offrir aux employeurs un mode de justification rendant ces inégalités acceptables aux yeux des salariés et, par là même, il permet d’assurer et de légitimer la position des plus « méritants ». Responsables de leur salaire, les autres ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ne parviennent pas à se dégager un niveau de salaire satisfaisant. Dans ce cadre, toute contestation semble impossible. 

On assiste pourtant à un essor inattendu de la conflictualité aux Etats-Unis au sein des magasins WalMart, pourtant bastion de l’antisyndicalisme. De même, plusieurs mouvements de grève dénonçant la baisse des primes et réclamant une augmentation des salaires ont eu lieu dans plusieurs magasins en France. A l’occasion de la chute des primes, les salarié.e.s ont pris conscience de la faiblesse de leurs rémunérations. C’est une opportunité pour les organisations syndicales de peser dans les négociations salariales avec le patronat. Quand les rémunérations variables ne constituent plus un complément de salaire mais viennent s’y substituer, elles visent moins à mobiliser les salarié.e.s qu’à reporter sur elles et eux les risques du marché. Dès lors, cette incertitude peut être source d’insatisfactions se traduisant par un désengagement au travail. Or, à l’heure des organisations contemporaines dites flexibles, l’investissement au travail des salarié.e.s est impérative. Si tel n’était plus le cas, les employeurs pourraient être amenés à revoir leurs usages des rémunérations variables.