Au-delà de la question des rapports de force et des faits de violence, le féminisme porté par G. Fraisse est aussi une question de figures exemplaires à ériger en modèles d’émancipation.

Un an après la « vague Me Too », il est plus que jamais temps d’approfondir les questions de sexe et de genre. Ce qui exige deux choses simultanément : des savoirs, mais aussi le refus des positions de surplomb. C’est d’ailleurs le parti pris de Geneviève Fraisse qui veut se faire ici « colporteuse » d’idées et de réflexions sur les conditions de possibilité de la pensée féministe. Philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS, elle s’est penchée à travers de nombreux travaux sur la généalogie de la démocratie. Or, on ne peut effectivement s’intéresser à une telle généalogie sans travailler de près la question des femmes, qui est une déclinaison de la question de l’émancipation citoyenne. À cette question se rattache encore la question de l’émancipation artistique des femmes, au cœur de ce nouveau livre.

L’objet sexe / genre appartient ainsi de plein droit à la réflexion politique sur la démocratie, à la réflexion sur les pratiques politiques dans la démocratie, et à la réflexion sur le rôle politique et démocratique de la création artistique. À cet égard, Geneviève Fraisse dispose en outre d’une connaissance de certaines pratiques liées à son rôle de députée européenne (1999-2004). Précision tout de même : l’ouvrage dont nous parlons ici est composé d’une série d’articles ou d’interventions qui, chaque fois, permettent de pénétrer le champ de la pensée, en inventant de nouveaux concepts ou en s’attachant à penser un monde nouveau.

 

Colporter

« Colporteuse » donc. Colporter, c’est se déplacer, se transporter, et voyager, en traçant son chemin parmi quelques obstacles, en vue d’une fin. Or, s’agissant de féminisme, le colportage (théorique, conceptuel, pratique) est d’autant plus nécessaire que trop de propos croient pouvoir réduire le champ de l’objet sexe / genre à un champ académique, restreint aux seules conceptions légitimes. Pourtant, cet objet ne peut être pleinement saisi s’il n’est pas couplé avec la question de l’égalité des sexes, et celle de l’émancipation des femmes et des hommes   . Enfin, être colporteuse, affirme Fraisse, c’est avoir accepté la nécessité de la liberté, celle de construire à partir de morceaux épars du savoir une pensée féministe dont la démocratie ne devrait pas pouvoir se passer. Par différence avec la figure de la militante, celle de la colporteuse enfin désigne une situation horizontale et sans surplomb.

Que certains le nient n’est probablement pas essentiel. Car il est aisé de montrer que nous devons prendre acte, en démocratie, des contradictions politiques qui désignent des sujets universels sans y inclure les femmes (et d’autres d’ailleurs), qui n’attribuent qu’un rôle secondaire à des groupes dominés. À ce propos, Fraisse rappelle qu’Olympe de Gouge, placée en tête d’un sondage pour l’entrée d’une personne au Panthéon, en 2014, s’est vue écartée de la liste des « grands hommes » (trait d’humour compris). La liste des problèmes ne s’arrête pas à cela : il faut y inclure le service domestique, l’équation sur ce plan service / égalité, la question de la démocratie exclusive, celle du consentement en général (porter le foulard, devenir prostituée, etc.), ou celle, plus particulière, du consentement mutuel entre les sexes. Doit-on encore dire « conciliation » de la vie privée et professionnelle ou « articulation » ? Les questions sont aussi celles de la parité et de la différence des sexes comme fondement du politique, du divorce comme accession à une citoyenneté en puissance (refusé comme on le sait, au XIXe siècle pour ces raisons), de la construction d’une histoire sexuée…

 

Des paroles féministes

La démocratie telle que nous la connaissons n’est pas exempte de domination. De là l’idée de reconstruire les processus d’émancipation des femmes. Non pas se contenter de déconstruire les stéréotypes de la domination masculine en croyant qu’une fois les stéréotypes dénoncés, l’émancipation des femmes se réalisera par miracle. Or, l’émancipation féminine est un espace complexe et éventuellement contradictoire. Fraisse montre alors qu’il ne suffit pas de lire et relire les théoriciens de l’émancipation classique pour résoudre le problème. Il faut d’abord parcourir les écrits et propos des femmes, les archives qui permettent de découvrir comment ont émergé des paroles de femmes, des paroles qui ont fait histoire par-delà les mots de la bonne volonté masculine à l’égard des femmes. On insistera ici sur ce point. Fraisse ne s’intéresse pas à l’histoire pour témoigner d’un passé quelconque. Elle étudie ce qui fait histoire, en articulant des faits à des débats politiques et à des opérateurs d’égalité qui permettent de mesurer ce qui se fait. C’est la seule manière d’aborder efficacement les normes de genre et leur poids dans les sociétés. Et surtout, une manière de faire place aux radicalités, aux formes de libération des femmes, par rapport à la domination et la hiérarchie des sexes. L’émancipation, peut-elle conclure, n’est pas un lieu d’utopie à identifier, mais un affrontement par lequel dérégler les machineries conceptuelles et institutionnelles.

Chaque reprise de ce type permet à Fraisse, parfois en s’appuyant sur des ouvrages importants, de mettre en question des notions largement établies. Ainsi en va-t-il de la notion de « contrat » politique. Raconter la moitié manquante de l’histoire du contrat, donc les femmes, permet de mieux révéler l’escamotage politique du contrat lui-même. D’ailleurs, quelle place les femmes ont-elles conquis dans ce contrat social tel que pensé depuis le XVIIe siècle, qui facilite leur émancipation ? Le contrat sexuel, cette fois, n’a-t-il pas reconduit le patriarcat sous une forme nouvelle ? Et surtout, interroge-t-elle : derrière les histoires de père de famille ou de partage entre espace public et espace privé, ne joue-t-il pas le droit sexuel, le droit de jouissance et de possession du corps de la femme par l’homme ? Elle le reconnaît même clairement : dévoiler le contrat sexuel est une opération de pensée, à la fois polémique, politique et théorique.

 

Une nouvelle lecture de l’histoire de la démocratie

Être un être de raison fut contesté au sexe féminin, on le sait. Mais face à cette exclusion de la pensée, quelle résistance imposer ? Fraisse, pour elle-même, a choisi la philosophie et l’histoire. La philosophie, comme on le sait aussi, est le bastion solide, sans doute parce que le plus symbolique, d’une suprématie masculine. L’histoire, qui fut tout autant masculine, offrait toutefois la possibilité plus fréquente de construire des aventures transdisciplinaires. À la croisée de ces deux disciplines, des aventures comme celle de la revue Les Révoltes logiques (1975) avec Jacques Rancière, mais aussi Jean Borreil, et surtout l’accointance avec les historiennes, issues du Groupe d’Études Féministes de Paris VII, a permis de fabriquer un lieu d’accueil solide pour des travaux décalés.

C’est ainsi que les avatars bien racontés de sa carrière, et les blocages massivement masculins aux articles, aux thèses, aux objectifs de travail, lui imposent de se pencher sur l’histoire de la démocratie à partir des travaux de Michel Foucault ou de Gilles Deleuze. Elle apprend ainsi à élaborer des problèmes dans son champ de travail. Et aussi à produire des articles qui sont pensés comme des effets de ce travail grâce auxquels ces problèmes peuvent être appréhendés comme des enjeux sociaux.

Il s’agit bien d’enjeux démocratiques. Fraisse analyse, encore plus près de notre époque, le mouvement MeToo (l’affaire Weinstein, quant à elle, n’est pas un dérapage, mais fait partie du système, pour reprendre le titre d’un chapitre de l’ouvrage), comme la révolte d’un corps collectif et non pas seulement comme la protestation de corps individuels. Ce fut un événement politique dénonçant la mise à disposition du corps des femmes et désignant ainsi l’existence cachée d’un contrat sexuel sous le contrat social. Le partage sexué du monde se répercute sur un partage sexué dans les démocraties.

Plus généralement, dans toutes les généalogies de la démocratie moderne, il convient de tenir compte du fait que le corps des femmes réapparaît régulièrement et de différentes façons, du corps des sorcières jusqu’à la question des Femen, des foulards, du burkini (chapitre III, 8 notamment), des publicités ou lors des débats sur l’avortement. Le corps, précise Fraisse, fait ainsi irruption, et c’est toujours difficile de le situer. Il y a derrière ces « apparitions » des enjeux politiques. Ces démocraties que nous valorisons tant, auxquelles nous accordons donc un prix immense, ne se fondent-elles pas sur un non-dit qui est la propriété du corps des femmes.

Les affaires DSK, puis Weinstein, ne sont pas des faits divers. Mais des révélateurs. Elles s'inscrivent dans les questions de res publica, de vie en commun et de démocratie. Tout l’ouvrage respire cette manière de ne pas céder comme une certaine presse aux cache-sexes qu’on nous fournit en permanence, pour faire l’impasse sur la question de l’égalité.