Tout en dépassant les aspects économiques de la crise politique actuelle, Julia Cagé propose un système idéal de financement de la vie politique susceptible de raviver la vie démocratique.

Nos contemporains ne sont-ils plus capables d’attribuer un « prix » à la démocratie ? Veut-on vraiment sortir par le haut de la crise actuelle des démocraties représentatives, tout en reconnaissant les imperfections évidentes des systèmes représentatifs ? En particulier, sommes-nous capables de reconnaitre l’importance, dans la compétition politique, des financements engagés ; ou préfèrerons-nous fermer les yeux sur le rapt financier des élections, par une minorité ?

Dans ce Prix de la démocratie, Julia Cagé joue évidemment sur les mots, allant du prix financier de la démocratie au prix moral et politique qu’on lui attribue, en particulier relativement à l’égalité : un humain = une voix. Jeu d’autant plus frappant que tout le monde a relevé, à un titre ou un autre, l’existence d’une crise de la démocratie représentative ces dernières années. Elle a entrepris des recherches sur ce thème du prix financier de la démocratie depuis 2015. Une étude précédente portait sur les journalistes et leur indépendance par rapport à l’arrivée de l’actionnariat dans de nombreux médias. Elle s’attaque ici aux risques que fait peser sur l’idée même de démocratie représentative la dépendance des mouvements politiques aux financements privés, et corrélativement le renoncement des candidats des classes populaires à se présenter aux élections par incapacité à investir les sommes requises. En un mot, il s’agit de ce qu’aux États-Unis on appelle le « dark money ». Encore veut-elle proposer une nouvelle manière d’envisager la politique afin de sortir de ces modalités financières.

Julia Cagé a une formation de docteur de l’université de Harvard. Spécialiste d’économie politique, elle s’intéresse ainsi au financement de la démocratie. Ses travaux s’insèrent dans le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques. Ce livre est par ailleurs accompagné d’un site internet, leprixdelademocratie.fr, sur lequel les chiffres et tableaux dont elle s’inspire sont publiés. On y retrouve ce problème : dans les démocraties représentatives, l’État finance par l’impôt les préférences politiques des citoyennes et des citoyens, mais uniquement de la minorité des plus aisés. En somme, le propos ne porte ni sur une quelconque corruption, qui peut certes exister, ni sur la fraude électorale, qui existe aussi, mais sur le système lui-même de financement de la vie publique.

 

L’épuisement démocratique

La crise des « gilets jaunes » a exposé au grand jour le déficit de représentation, de statut et de reconnaissance dont souffre une large part de la population, qui l’exprime d’ailleurs dans ces termes. Une des dimensions de la crise est celle du pouvoir d’achat des plus modestes et le profond sentiment d’injustice qui les anime. Elle est directement liée à la politique économique et fiscale, au pouvoir d’achat grignoté en permanence, à la diminution des aides au logement, la hausse de la CSG, aux cadeaux fiscaux aux plus riches, à la suppression de l’ISF, sans aucun doute. Elle peut d’ailleurs, à bon droit, être liée aussi à des rapports sociaux dans lesquels les personnes au service des riches sont soumises aux ressorts de l’obéissance et de la domination rapprochée, forts bien examinés dans le dernier numéro des Actes de la recherche en sciences sociales (n° 230, Décembre 2019), portant justement le titre : « Au service des riches ».

Mais, affirme l’auteure, ces éléments ne suffisent pas à expliquer la crise. Celle-ci requiert notamment une refondation démocratique et la garantie d’une meilleure représentation des catégories populaires au sein du pouvoir législatif. Serions-nous entrés dans une démocratie « illibérale », qui n’assume pas le déficit démocratique ?

Julia Cagé affirme que le fond de la crise renvoie à la capture du jeu démocratique et du débat public par les plus favorisés, c’est-à-dire, dans sa perspective, par ceux qui peuvent dépenser sans compter, louer de grandes salles, faire venir des supporters, diffuser des tracts, ou encore, saturer les médias et les réseaux sociaux. La démocratie, par conséquent, est livrée à qui perd gagne. De financement public en déductions fiscales, et d’elles à la dépense fiscale associée aux dons aux campagnes, on a institutionnalisé, en France notamment, mais aussi ailleurs à des degrés divers, un système de financement public tel que l’État subventionne les préférences politiques des plus riches en sus de la dépense de leur argent privé. Préférences qui vont rarement à gauche de l’échiquier politique et encore plus rarement à des financements de vœux populaires.

Cela devrait choquer les citoyennes et les citoyens, en général, comme le lobbying dont on parle trop peu, mais encore plus sous le versant de leur contribution au fonctionnement du système politique. Mais alors, comment réguler les démocraties de manière démocratique ? Comment limiter le poids croissant des intérêts privés ? La solution proposée : introduire, notamment, des systèmes de financement public des partis et des élections et limiter drastiquement le poids des financements et des intérêts privés, en interdisant les dons politiques des entreprises et en plafonnant les dons individuels.

 

Des bons pour l’égalité démocratique

Cela étant, reconnaît l’auteure, de fausses pistes sont souvent proposées. Abolir le financement public, remettre en question l’existence des partis politiques ou se contenter de contester la démocratie électorale seraient autant de fausses pistes. Mieux vaudrait s’attaquer directement au financement de la démocratie, dans la mesure où les dons aux partis politiques sont un phénomène de classe. Ainsi LREM, le parti du président de la République, a été financé entièrement sur fonds privés. Encore ne suffit-il pas d’analyser les sommes globales. Si 2% des donateurs ont apporté entre 40 et 60 % des contributions, il faut encore relever que ces dons viennent massivement de Paris et du XVIème arrondissement. Au total, d’après ses calculs et recherches, 800 donateurs ont financé la moitié de la campagne électorale de monsieur Macron.

Tout ceci est toutefois légal. C’est donc la loi qu’il convient de changer. Mais on ne peut y songer qu’en reconnaissant tout de même que toute vie politique a un coût. Un calcul fait de la dépense moyenne d’un candidat aux élections législatives montre qu’elle s’élève à plus de 18 000 euros en 2012, et 41 000 euros pour les élus. Ceci en raison des coûts des réunions publiques, tracts, porte-à-porte, opérations de communication, achats directs d’espaces et de visibilité dans les médias, voire les réseaux sociaux… Encore un candidat à une élection, en France, ne peut-il faire de la publicité à la télévision ou à la radio. Et l’État prend à sa charge une part non-négligeable des dépenses puisque les candidats ayant obtenu plus de 5% des voix lors du premier tour peuvent se voir rembourser leurs dépenses et ce jusqu’à un montant égal à près de la moitié du plafond.

L’auteur dessine les trois propositions suivantes, afin de revenir, autant que possible à la règle démocratique fondamentale : une personne une voix. D’abord, la refonte complète du financement des partis et mouvements politiques, et des campagnes électorales. Puis l’idée de « bons pour l’égalité démocratique » : 7 euros d’argent public devraient être alloués à chaque citoyen d’argent, à charge pour eux de les donner au mouvement de leur choix au moment de leur déclaration de revenus. Une déclaration rendue anonyme, cela va de soi, par un code unique et secret. L’administration fiscale ne pourrait donc rien en savoir. Enfin, la forte limitation de la contribution aux partis, et des dépenses électorales.

Ces bons sont à ses yeux un outil décisif de la démocratie participative. Les citoyens se manifesteraient ainsi chaque année, dans leur déclaration de revenus. Elle ajoute : « Un tel système permettra le renouvellement de la démocratie et l’émergence régulière de nouvelles forces politiques, tout en introduisant une véritable démocratie en continu ».

 

Quel idéal démocratique ?

La démarche de Julia Cagé est comparative. Elle analyse plusieurs systèmes électoraux et de financement des partis politiques ou des campagnes électorales (aux États-Unis, en Italie, en Grande-Bretagne…). Ce qui la conduit à améliorer encore ses propositions. Elle ne se contente plus, de proposer des réformes fortes du financement de la vie politique. Elle ajoute encore la nécessité d’introduire une représentation sociale dans une assemblée parlementaire mixte et par conséquent redevenue représentative de la réalité socioprofessionnelle de nos sociétés, en régime démocratique évidemment. Ici de déploie le thème d’une démocratisation accrue des régimes dont elle estime qu’ils sont à bout de souffle, et que l’on peut légitimement craindre de les voir basculer à tout moment dans un populisme tel que l’on ne pourrait plus en revenir.

D’une certaine manière, l’auteure porte le débat autour d’une alternative : ou bien la démocratie représentative refondue, ou bien le populisme (à la manière de Trump ou d’une éventuelle présidence Marc Zuckerberg). Mais tenter de réguler les relations entre argent et politique, cela suffira-t-il à refonder la démocratie, s’il convient de l’accomplir ? Bien sûr, les efforts pour réduire les risques de capture du personnel politique par les intérêts privés est louable. Bien sûr, on peut espérer réduire la prégnance des populismes. Mais résulte-t-elle uniquement de la capture de la démocratie par les intérêts privés ?