L’art est-il toujours humain ? La nature ne compose-t-elle pas elle-même des scènes qui pourraient prendre le nom de « paysage » et la faire accéder aux Beaux-Arts par le biais de l’art des jardins ?

La somme des textes, libelles, romans et études usant du terme « paysage » est désormais colossale. Souvent, on y voit étendre la diffusion de ce terme très au-delà de sa définition rigoureuse. On ne trouve plus un ouvrage parlant d’écologie qui ne le mette aussi en avant. Le « paysage » prend parfois fait et cause pour une publicité, un descriptif touristique, une manière de regarder le monde, tout autant que pour un « morceau » de peinture, parfois au-delà même de ce qui se conçoit en esthétique par la catégorie de « peinture de paysage ». Au cœur de cette cacophonie, rares sont les auteurs qui prennent le temps d’établir cette notion dans un discours un peu étayé, ou d’en contester les usages. Certes le philosophe Alain Roger s’était jadis attelé à ce problème, dans lequel il reconnaissait une invention de la peinture renaissante italienne (Court traité du paysage, 1997), contredisant de ce fait l’historien d’art E. Gombrich qui y voyait une invention romaine. Aujourd’hui, la prolifération des usages de la notion de « paysage » mérite qu’une analyse soignée s’attache à la pluralité même des significations dont elle est désormais investie.

Ce n’est pas directement cette perspective que le philosophe Jacques Rancière se donne pour tâche dans ce temps du paysage. D’une certaine manière, il ajoute plutôt au déploiement de la notion. Mais cette fois en régulant le discours et en donnant corps à ce qu’il appelle « paysage » au sein de ses travaux. « Paysage » devient l’objet d’une émergence accompagnant le passage du « régime représentatif » de l’art au « régime esthétique », dans lequel nous sommes plongés désormais : depuis le début du XXe siècle, l’art ne se donne plus pour fonction de représenter la nature, mais bien de jouer avec les critères de la perception (la forme, la couleur…) en détournant son intérêt de l’objet représenté.

L'ouvrage a la rigueur habituelle d’un philosophe qui ne cesse d’ajouter des pierres à l’édifice qu’il construit. Il prend place dans une sorte de prolongement d’un livre précédent : Aisthesis : scènes du régime esthétique de l’art (Galilée, 2011). Ce premier livre était composé de quatorze scènes : la première examinait l’exposition d’une statue grecque (le Torse du Belvédère) par l’historien d’art par Johann Joachim Winckelmann, au Vatican en 1760, puis d’autres scènes développaient l’analyse à la photographie et au cinéma. Par rapport à ce précédent livre, Le temps du paysage présente une sorte de quinzième scène, articulée autour de la notion de paysage, mais qui serait en quelque sorte un argument complémentaire destiné à faciliter la compréhension de la genèse et des transformations du régime de l’art et du monde commun qu’il dessine.

 

L’enjeu

D’une certaine manière, l’enjeu autour duquel tourne l’ouvrage est double. En analysant comment un objet de pensée appelé « paysage » s’est constitué, à travers quelles querelles sur l’aménagement des jardins il s’est déployé, et quelles expériences d’une forme d’unité de la diversité sensible (parcs ornés de temples, sentiers forestiers, lacs et montagnes, etc.), Rancière élabore la scène du paysage et le temps du paysage comme celui où l’harmonie de la nature sauvage contribue à bouleverser les critères du beau et le sens même du mot « art ». Les deux notions de « paysage » et de « nature » sont ainsi liées dans une opération majeure, celle de la ruine de l’assemblage branlant des notions équivoques qui donnaient corps aux anciens beaux-arts, ceux du XVIIème siècle et des normes du beau. Parmi ces notions, bien sûr, celle d’« imitation de la nature ».

 

Une torsion

Afin que l’opération se déploie pleinement, et que Rancière puisse la prendre en charge, il fallait d’abord dénouer une relation confuse : celle du rapport entre ce qu’on appelle « l’art des jardins » et le « paysage ». Certes, l’art des jardins existe depuis longtemps. Lorsqu’aux XVIIème et XVIIIème siècles on s’attarde sur cet art, on ne cesse de souligner son antiquité, en évoquant, outre le Jardin d’Éden et autres jardins religieux, l’Odyssée, les Jardins suspendus de Babylone, et les villas romaines. On a encore le souvenir de jardins plus proches, littéraires ou réels : les descriptions de l’abbaye de Thélème chez Rabelais, les jardins de Villandry... On rapproche donc de ces jardins antiques voire mythiques les nouveaux jardins qui éclosent dans l’Europe moderne : celui de Le Nôtre à Versailles (où un Burke verra même la reine Marie-Antoinette comme dans son « lieu naturel », arrachée pourtant de là par une foule hostile), les pratiques du « jardinage », ou encore les querelles entre jardins « à la française » ou jardins « à l’anglaise ».

Mais personne ne pense encore à faire entrer cet art des jardins dans les catégories des beaux-arts. Pour qu’il soit élevé à cette dignité, il faut justement d’autres considérations. Autrement dit, souligne Rancière, il ne faut pas confondre la perfection formelle d’une pratique, ici l’art des jardins, avec sa dignité d’art. L’excellence antérieure de l’art des jardins ne renvoyait qu’à l’exercice d’un savoir-faire.

Or, quelques années plus tard, Thomas Whately   et Immanuel Kant   introduisent les jardins dans la classification des beaux-arts. C’est cette torsion qu’il importe d’analyser. Pour Rancière, elle devient le signe du basculement du régime représentatif des arts au régime esthétique qui est le nôtre.

 

Les régimes de l’art

Autrement dit, des aménagements de « jardins », on en connaît beaucoup. Mais parle-t-on d’art et de « paysage » dans tous les cas ? Si on peut parler des jardins sans utiliser la catégorie de paysage, on peut sans doute parler du paysage sans évoquer le décor des jardins relevant du savoir-faire jardinier. C’est cette tension que Rancière prend à bras-le-corps. Pour que l’art des jardins soit élevé au rang des beaux-arts, il fallait d’abord que l’art des jardins se sépare de toute destination utilitaire. Et il fallait aussi qu’il satisfasse au critère qui fait reconnaître les ouvrages qui appartiennent au registre du beau.

Précisons les notions habituelles du vocabulaire de Rancière. Par « régime » (des arts), il faut entendre un rapport entre l’ordre du faire, celui du voir et celui du dire. Mais il s’agit moins de propriétés communes à des pratiques différentes, que d’une manière commune d’organiser des rapprochements ou des disjonctions, donc des partages. Ainsi la notion de « régime représentatif » des arts réfère d’abord à une mutation par rapport au « régime éthique » de l’art, et à une autre manière de rendre les arts visibles. En son sein, on ne s’occupe plus de l’être des images. L’œuvre devient désormais un produit d’un art, et est la mise en œuvre d’une représentation. Ce nouveau régime instaure de nouvelles distributions : en sujets représentés, distributions des ressemblances... et il définit des manières de bien faire et des manières d’apprécier les imitations. Enfin le régime des arts duquel il est question dans cet ouvrage est « esthétique », parce que l’identification de l’art ne s’y fait plus par une distinction au sein des manières de faire, mais par la distinction d’un mode d’être sensible propre aux produits de l’art, ainsi que Rancière le montre dans le Partage du Sensible (La Fabrique, 2000). Il abolit toute hiérarchie des sujets, des genres et des arts, au bas mot, ou pour le dire autrement, l’art de l’âge esthétique abolit les frontières et fait art de toutes choses. Ce qu’on institue à l’époque même où des révolutions abolissent les hiérarchies sociales déterminées par le statut.

 

L’invention du paysage

C’est donc sur la base de cette métamorphose consignée par Whately et Kant que travaille Rancière, puisqu’elle lui permet d’étayer par un argument complémentaire son travail antérieur. L’auteur conduit le lecteur dans le réseau de mots, d’attentions, d’objets qui permettent d’admettre que l’art des jardins n’est pas seulement une pratique qui relève de la nature, mais qu’il peut revendiquer désormais la « nature » au titre d’une puissance qui déploie un art sans le secours de l’art. Une nature artiste.

Mais pour que cela prenne sens, il faut abolir l’idée antérieure selon laquelle la nature, composée d’arbres, eaux, rochers répartis sur une étendue de terre est un modèle à imiter par les artistes. Encore une fois, pour que le paysage prenne sens, il faut considérer la nature autrement, comme artiste elle-même.

C’est donc cette catégorie d’imitation (de la nature) qui présente le nœud de la difficulté historique. Pour que le paysage trouve sa place dans les beaux-arts, il fait saisir ceci : « Elle (la nature) est artiste elle-même. Son art consiste à présenter des scènes ». La notion de « scène » utilisée dans les ouvrages de l’époque souligne que la nature est une artiste « dramatique », cet autre terme qui caractérise la forme la plus haute de poésie qui servait de modèle aux arts figuratifs. Rancière fouille ainsi les textes classiques de l’esthétique – ceux de Dubos, de Boileau, de Burke ou de Caylus, en plus de ceux déjà cités – et détaille la mutation en cours. Ainsi explique-t-il que « le mot nature signifiait (auparavant) l’obéissance à des lois nécessaires », et que le mot « art » signifiait « l’invention de fables ou de figures dont l’arrangement imitait cette nécessité ».

Pour autant ce n’est pas uniquement la définition des usages des termes qui est en question ici. C’est plutôt leur agencement, notamment autour du terme « imiter » (de source grecque : mimèsis). Vieille expression : l’art doit (ou devrait) imiter la nature, croit-on pouvoir retenir des anciens. Et souvent en confondant « imiter » (ce terme qui traduit donc le grec mimèsis) avec « copier », ce qui ne simplifie jamais les discussions autour de la notion de « représentation ». Rancière prend donc la peine de préciser ce qu’il faut entendre par là. Ce qui importe surtout, c’est de saisir la manière dont cet agencement est rompu, pour donner sa place à l’art du paysage.

 

La nature artiste

Désormais, la nature offre des modèles de composition dont il n’est même pas certain que l’art puisse les égaler. Mais la nature, commente Rancière, est une artiste d’une espèce particulière, justement parce qu’elle ne cherche pas à faire de l’art. La nature dont on parle compose, divise et assemble. Elle dispose les objets qui donnent au paysage sa structure et le rend intéressant pour les yeux et l’imagination.

Ainsi regardons-nous des « paysages », recouverts de caractéristiques esthétiques : le pittoresque, la liberté de composition, la beauté des teintes, l’unité dans la variété, etc. Il n’est donc plus question d’imiter la nature, mais au contraire de la regarder créer, et notamment d’apercevoir ceci : la nature fait fi des dignités de la société comme des barrières de la propriété. Où le paysage confine au politique.

Ainsi vont les bouleversements des critères de l’art, du beau et de leurs rapports avec la vie humaine. L’art des jardins, disait Kant, le paysage « n’existe que pour l’œil comme la peinture ». Il relève bien de l’art des apparences sensibles, dans lequel Kant range la peinture, car la réalité de ses figures se peint essentiellement dans l’œil d’après son apparence. Telle est la scène du paysage, peinte par la nature elle-même et qui autorise un renversement : le paysage est-il le reflet d’un ordre social ou l’ordre social se décrit-il comme un paysage ?