En septembre 2019, Emma Becker a défrayé la chronique par sa description de son expérience de la prostitution. Comment vivaient les prostituées au Moyen Âge ?

A la rentrée littéraire 2019, la publication du roman d’Emma Becker, La Maison, a soulevé des débats rappelant les controverses qui avaient entouré le vote de la loi de 2016 sur la pénalisation des clients des prostituées. La Maison narre le récit autobiographique d’une jeune journaliste qui s’est prostituée de son plein gré pendant deux ans et demi dans un bordel de luxe à Berlin. L’autrice y dépeint une activité tarifée choisie, parfois même libératrice. Face au succès littéraire du roman, des voix s’élèvent, comme celle de la romancière Ariane Fornia, pour rappeler que la prostitution est d’abord un système d’exploitation et de violence.  Mais qu’en est-il au Moyen Âge ? Qui sont les prostituées et dans quelles conditions travaillent-elles ?

 

Des prostituées immigrées

Regardons la situation par le petit bout de la lorgnette. Nous sommes à l’été 1406 à Padoue, une ville à une trentaine de kilomètres à l’Ouest de Venise. La vie reprend lentement son cours après une année passablement houleuse : en 1405, la ville a subi coup sur coup une épidémie de peste de grande ampleur et une conquête militaire brutale par Venise. Et ça, c’est mauvais pour les affaires… C’est du moins ce que se dit Galvano de Ferrare, notaire de son état. Cet été là, Galvano a rédigé quatre reconnaissances de dette qui attestent que quatre prostituées ont, chacune, contracté un crédit. Ces documents sont une porte d’entrée précieuse sur la condition des prostituées en Italie à la fin du Moyen Âge.

Grande Prostituée (Paris, BnF, Français 159 f.539)

Ce qui frappe à la lecture de ces documents, c’est d’abord l’origine de ces prostituées et de leur entourage. Milan, Bergame, Florence, Bologne : les grandes villes d’Italie du Nord défilent devant nos yeux. Pas une qui ne vienne d’un village dans la campagne proche – un vivier de main-d’oeuvre à bas prix pourtant courant pour les grandes villes italiennes – : la prostitution est d’abord une affaire urbaine. Les prostituées sont des immigrées venues d’autres États italiens, voire des Balkans, notamment de l’actuelle Croatie. La proximité de Venise n’est pas étrangère à leur présence : la Sérénissime domine ou commerce dans les villes de Zadar, Zagreb ou Dubrovnik dont sont originaires certaines prostituées, et constitue la principale porte d’entrée commerciale en Italie depuis l’Adriatique. Les immigrées arrivent d’abord à Venise, puis s’y installent ou poursuivent leur chemin vers d’autres villes italiennes comme Padoue. « Italiennes » ou « croates », les immigrées constituent donc la majorité du contingent prostitutionnel dans les villes ; une situation qui n’a guère changé puisqu’en 2014 on estime que 93 % des prostituées en France étaient des immigrées (source : Office central pour la répression de la traite des êtres humains).

 

Sous la coupe d’un (ou d’une) proxénète

Une fois arrivée en ville, comment s’installer ? Les immigrées, venues de loin, sont une population pauvre et très mobile, susceptible de repartir à tout moment. Elles peuvent alors recevoir le soutien financier d’un (ou d’une) proxénète : il peut être appelé patronus ou patrona meretricum, c’est-à-dire protecteur (ou protectrice) des prostituées ; ou, dans le cas des femmes proxénètes, mater meretricum, la mère des prostituées – que nous appellerions, plus familièrement, une maquerelle.

Ces deux termes insistent sur le rôle de soutien matériel que les proxénètes remplissent : ils leur prêtent de l’argent mais aussi des vêtements, et ils leur assurent parfois le logement en payant leur loyer. Cela permet aux prostituées de s’installer en ville dans des quartiers dédiés où elles se concentrent : ces quartiers sont souvent situés à l’intérieur des murailles de la cité mais à la périphérie du centre-ville.  À Padoue, c’est la contrada (ou quartier) Fallarotti qui les accueille en plus grand nombre.

Le soutien de ces proxénètes peut parfois dépasser le cadre de la ville : Bianca, venue de Zadar (dans l’actuelle Croatie) et installée à Padoue, témoigne de l’aide matérielle et financière qu’elle a reçue de la part de Lanzarotto de Bergame et Elena de Florence. Cette dernière est installée à Venise dans le quartier du Castelletto, dédié lui aussi aux prostituées. Lanzarotto et Elena ont probablement prêté à cette jeune immigrée pauvre le nécessaire pour s’installer à son arrivée à Venise. La dette de Bianca l’engage ensuite même après son départ de Venise. Ces proxénètes servent de plaque tournante entre l’immigration venue des Balkans et les réseaux de prostitution dans Venise, mais aussi dans les villes qui lui sont soumises comme Padoue.

 

L’enferrement par l’endettement

Bien sûr, cette aide matérielle a un coût : elle n’est qu’un prêt, que l’immigrée doit rembourser, souvent en travaillant pour le ou la proxénète. Les prêts d’argent, de vêtements, de loyer... servent donc à s’attacher et à soumettre une main-d’œuvre sexuelle.

Les prêts en argent consentis par les proxénètes sont élevés : ils vont de 26 à 92 ducats dans les documents de Galvano, sachant qu’à la fin du XVe, 10 ducats permettent de faire l’acquisition d’un petit livre enluminé, ou de dix paires de bottes ! Ces prêts sont loin d’être aisés à rembourser. Le choix du ducat n’est pas innocent : monnaie d’or très utilisée dans le commerce et les échanges à longue distance, elle est largement diffusée dans toute l’Italie. Cela permet donc de réclamer la dette partout où se trouvera la prostituée en Italie, sans avoir à effectuer des conversions complexes avec la monnaie frappée localement.

Saint Narcisse au lupanar d'Afra (Paris, Arsenal, Ms-5080 réserve f.274v)

Cette dette est la principale dette qui engage les prostituées : les quatre reconnaissances de dette enregistrées par Galvano stipulent toutes que l’argent emprunté (cette fois-ci auprès d’une tierce personne) a pour but de rembourser le patronus ou la mater meretricum. Ici un deuxième mécanisme d’endettement se met en place, puisque les prostituées remboursent leur prêt auprès de leur proxénète mais se retrouvent lourdement endettées auprès d’un tiers. Celui-ci se nomme ici Niccolò, dit Malatacca, de Florence. C’est lui qui prête à Margherita, Bianca, Giacomella et Isabetta, la somme dont chacune a besoin pour s’affranchir de son « protecteur ». Cet individu peu recommandable semble s’être spécialisé, au moins pour partie, dans le prêt aux prostituées déjà endettées. Ces dernières se retrouvent prises dans une spirale de crédits de plus en plus élevés et de plus en plus difficiles à rembourser.

 

Jeunes femmes immigrées vers des villes plus riches, prises sous la protection matérielle d’un proxénète, puis bien vite entraînées dans une spirale d’endettement qui les contraint à se prostituer, les cantonnant dans certains quartiers… Certes, la prostitution actuelle ne conçoit plus, en France, l’existence de bordels municipaux comme au Moyen Âge. Certes, il est très difficile de déceler dans les sources médiévales les prostitué.es masculins et transgenres qui constituent aujourd’hui environ 10 % des 30 000 prostitué.es de France. Pourtant, entre réseaux internationaux, proxénétisme et endettement, les caractères de la prostitution à la fin du Moyen Âge sonnent étrangement familiers aux oreilles contemporaines.

Solène Minier /

 

 

 

Pour en savoir plus

  • Le plus synthétique : Jacques Rossiaud, « Au Moyen Âge, à chaque ville son bordel », dans L’Histoire, n°264, avril 2002
  • « Faire l’amour », dans Jean Verdon, La vie quotidienne au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2015
  • Le plus détaillé : Jacques Rossiaud, Amours vénales : la prostitution en Occident, XIIe-XVIe siècle, Paris, Aubier, 2010
  • Pour le cas italien : Maria Serena Mazzi, La mala vita. Donne pubbliche nel Medioevo, Bologne, Il Mulino, 2018