En dépit d’un droit égalitaire, les inégalités économiques entre hommes et femmes perdurent notamment à cause des stratégies familiales patrimoniales, légitimées par les professionnels du droit.

Les inégalités de revenus entre hommes et femmes sont bien documentées, mais d’autres éléments, plus difficiles à appréhender que les écarts de salaires, jouent également en matière de patrimoines, d’accumulation et de transmission de ceux-ci, là encore au détriment des femmes. Ce sont ces aspects plus méconnus qu’explorent les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac dans Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités.

Leur livre s’ouvre sur deux exemples frappants. Tout d’abord, celui d’Ingrid Levasseur, l’une des figures de proue du mouvement des Gilets jaunes, qui a mis sur le devant de la scène médiatique des catégories habituellement peu visibles, ici les femmes à la tête de familles monoparentales, très impliquées dans cette mobilisation inédite. De manière plus générale, « Dans les classes populaires, les problèmes d’argent sont des problèmes de femmes. » A l’autre extrémité de l’échelle sociale, le divorce du patron d’Amazon, Jeff Bezos, d’avec sa femme MacKenzie, a un temps inquiété les marchés concernant la propriété du géant en ligne, avant que le partage ne soit réalisé en faveur de l’homme d’affaires. Cet événement révèle que « Chez les riches, a fortiori les ultra-riches, le capital reste une affaire d’hommes. »

Les origines familiales de la persistance des inégalités économiques entre hommes et femmes

Dans la lignée des travaux de Thomas Piketty, les deux sociologues rappellent le rôle joué par le « capital économique familial » dans la reproduction des inégalités contemporaines. Dès les années 1960, Christine Delphy avait montré que le travail gratuit des femmes contribuait à l’accumulation et, partant, à la transmission du patrimoine au sein de la famille, lésant ainsi, parce que ce travail ne faisait pas l’objet d’une valorisation monétaire, ces dernières dans les successions. Le genre du capital interroge, pour notre époque, ces inégalités au sein de la famille, à partir du constat qu’en « dépit de ce droit formellement égalitaire, les hommes continuent à accumuler davantage de richesses que les femmes. »

Céline Bessière et Sibylle Gollac réfutent d’emblée l’argument selon lequel cette inégalité patrimoniale s’expliquerait par le moindre travail fourni par les femmes par rapport aux hommes. Les femmes ont toujours travaillé, mais pas toujours de manière rémunérée et c’est bien souvent ce travail invisible et gratuit qui a permis aux hommes d’accumuler du capital, puisque ces derniers se retrouvent avantagés lors de sa transmission au sein des familles.

Les choix, ou plutôt les sacrifices, en termes de carrière entre hommes et femmes sont bien connus depuis les travaux de François de Singly. Dans ce domaine, être marié favorise la carrière d’un homme et défavorise celle d’une femme. Si l’égalité salariale est aujourd’hui de mise, au moins dans les intentions des législateurs, les deux sociologues invitent à s’intéresser aux dispositions qui expliquent la persistance de ces différences de richesses entre hommes et femmes. Ces dernières sont souvent difficiles à mesurer, car les évaluations du capital s’effectuent à l’aune de l’échelle du ménage, mais les écarts sont bien réels comme le révèlent les moments de partage (héritages, séparations).

Au cœur des « arrangements économiques familiaux »

Comment expliquer ces inégalités patrimoniales ? « L’inégalité patrimoniale entre femmes et hommes ne naît pas à Wall Street mais dans les replis quotidiens de la vie familiale. […] Pour la mettre au jour, il est indispensable de porter un nouveau regard sur la famille. Il faut considérer cette dernière comme une institution économique à part entière, qui produit des richesses mais, aussi, en organise la circulation, le contrôle et l’évaluation, que nous appelons les arrangements économiques familiaux. »

A partir d’une vingtaine d’années d’enquêtes, individuelles et collectives, les deux sociologues ont pu reconstituer ces « arrangements économiques familiaux » qui prennent de nombreuses formes : du don à l’hébergement gratuit d’un proche en passant par la détermination des montants des pensions alimentaires. L’un de leurs outils de prédilection pour cette recherche aura été la « monographie de famille » qui consiste en « des observations et des entretiens, à la fois répétés et croisés, avec plusieurs personnes apparentées. » Ces monographies leur ont permis de mettre en lumière la circulation économique au sein de ces familles. Ces éléments qualitatifs ont été complétés par l’exploitation des enquêtes de l’INSEE concernant le patrimoine des Français, mais également par l’étude de deux moments clés dans ces opérations de transmission : « les séparations conjugales et les successions. » A ces occasions interviennent des professionnels du droit, au premier rang desquels les notaires et les avocats, qui ont également fait l’objet d’enquêtes dans ce cadre.

Les professionnels du droit alliés objectifs dans la reproduction de ces inégalités

Ainsi, inégalités de classe et de genre seraient liées. Une telle hypothèse nécessite de « rompre avec le sens commun, qui considère la famille comme un havre de paix affective dans un monde capitaliste brutal et cynique. » La famille est le lieu de stratégies d’accumulation et de reproduction du capital, stratégies qui sont bien souvent en défaveur des femmes.

Les professionnels de droit tendent, pas forcément (ou toujours) consciemment, à entériner ces inégalités de genre lorsqu’elles interviennent dans la gestion, la transmission ou le partage du capital familial. Elles pratiquent notamment des « comptabilités inversées », où la valeur des biens est définie en fonction du partage que l’on souhaite voir se réaliser, qui conduisent à sous-évaluer les biens légués aux hommes, surtout lorsqu’ils sont « structurants » (une exploitation agricole, une entreprise, etc.), tout en maintenant l’apparence d’égalité dans l’héritage. De même, au nom de la « paix des familles », des arrangements économiques défavorables aux femmes sont actés grâce à la mobilisation du savoir des professionnels du droit, auxquels les hommes ont plus facilement recours et accès.

Arrangements que la justice, via les magistrats, peine à renverser en leur faveur, voire qu’elle contribue à légitimer. Dans les classes populaires, les femmes, en particulier divorcées, se retrouvent en position de demandeuse vis-à-vis de l’administration, ou de leur ancien conjoint, lorsqu’elles cherchent à faire valoir leurs droits afin de survivre. Céline Bessière et Sibylle Gollac concluent ainsi que « tandis que le travail féminin participe activement à la production et à la reproduction de la richesse des familles, le capital au xxie siècle reste résolument masculin. »

La démonstration de Céline Bessière et Sibylle Gollac est édifiante, même si certaines de leurs interprétations méritent d’être discutées. Par exemple, au sujet de l’argument de « réalisme » avancé par les magistrats lors de la fixation du montant d’une pension alimentaire dans les classes populaires et qui tend à défavoriser les femmes, puisque la pension est limitée par les revenus et la situation familiale de leur ancien conjoint. Cet argument semble audible et c’est peut-être davantage le manque d’accompagnement – ou de sécurisation – de la part de l’Etat-providence qui fait alors défaut. Ce dernier pourrait ainsi automatiser la délivrance de certaines aides. Pour autant, Le genre du capital constitue une enquête à la fois très fouillée, vivante et limpide, contribuant à renouveler la sociologie de la famille, en particulier celle issue des travaux de Pierre Bourdieu.