Michel Naepels appelle à repenser l’anthropologie et la vulnérabilité à partir d’une politique de la situation et d’un dialogue avec la littérature.

Écrire la vulnérabilité, penser l’anthropologie

« Je dois savoir si la détresse est une situation, un état du corps ou un état de l’esprit » : l’épigraphe empruntée à l’écrivaine Céline Minard annonce d’emblée l’enjeu du dernier ouvrage de Michel Naepels : explorer le sens de la détresse dans ses dimensions physique, sociale et culturelle en s’appuyant sur une matière recueillie aussi bien par l’enquête de terrain que par le contact avec la littérature. Après ses ouvrages Ethnographie, pragmatique, histoire (2011) et Conjurer la guerre (2013), il s’agit ici, comme le précise l’auteur dans sa note d’intention, de comprendre les vies exposées à « des formes de vulnérabilité aiguë ». Fruit d’un travail à la fois empirique, théorique et analytique, l’ouvrage plaide pour une immersion dans les subjectivités et les conditions de vie d’individus ou de communautés rendues vulnérables par le déclassement géographique et économique ou par l’impact durable des conflits. Partant de son expérience d’anthropologue, Naepels se donne pour objectif d’explorer « le lien entre vulnérabilité, dépendance, violence et pouvoir » à partir de ses observations effectuées dans deux territoires : Houaïlou en Nouvelle-Calédonie et Pweto dans la province du Katanga au sud-est de la République Démocratique du Congo.

 

La vulnérabilité comme processus spatiotemporel

Dans la partie de l’ouvrage consacrée à Pweto, l’auteur s’intéresse aux dynamiques de prédation et de surexploitation économique sur fond de conflit entre milices paysannes et armée congolaise dès le début des années 2000. Ces dynamiques révèlent des formes de dépendance personnelle et collective, des rapports de protection au sein des communautés, ainsi que l’impact du conflit sur les cycles de production. Le récit fragmenté d’une attaque intervenue à Pweto le 19 août 2012 et absente, selon l’auteur, des rapports d’experts internationaux, est reconstitué à partir de notes, d’entretiens et de souvenirs pour révéler non seulement les mécanismes de dévalorisation économique mais aussi leurs conséquences en termes de déplacement géographique et de crise psychique et sociale. Être à l’écoute des témoins de l’attaque permet d’appréhender les dynamiques temporelles et spatiales telles que vécues sur le terrain.

Dans un deuxième temps, Naepels s’intéresse à la notion du « retour à l’ordinaire » en questionnant la catégorie dite du « post-conflit » utilisée à la fin de la guerre suite au rapatriement des réfugiés et au retour des populations exilées. Ayant commencé son enquête ethnographique in situ après la fin de la mission du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), l’auteur s’intéresse là encore aux récits et aux témoignages non pour décrire la vulnérabilité « comme catégorie d’action du HCR, ou comme assignation victimaire » mais plutôt pour livrer un récit alternatif qui articule des discours plus complexes et saisit les enjeux sociaux dépassant le moment de sortie du conflit. Ici, un exemple révélateur est la manière dont la cérémonie d’anniversaire de l’investiture d’un chef coutumier et administratif, soutenu par un responsable politique, contribue à « la construction d’un récit de l’histoire locale articulé autour de l’ethnicité et de l’ancestralité, contre des formes concurrentes possibles de mobilisation collective ». Dans ce contexte, la vulnérabilité cesse d’être une catégorie pour devenir un processus spatiotemporel qui se renouvelle par la réactualisation de la violence et la réaffirmation du pouvoir économique ou politique. 

 

Pour une anthropologie en situation

Dans les chapitres consacrés à ses travaux en Nouvelle-Calédonie, le thème de la violence est approché à travers la mort en 2012 de l’un de ses contacts sur place, et ce à la suite d’un conflit terrien entre familles. Cet épisode tragique, revisité là encore à partir d’une série de témoignages, permet d’interroger ce que Naepels nomme « les dynamiques interactionnelles des situations de violence », à savoir la chaîne d’événements, de relations sociales, de rapports de pouvoir ou d’assignations identitaires qui assurent la continuité entre plusieurs actes violents. Appelant à établir des liens entre violence domestique et violence politique, l’auteur plaide pour une contextualisation de la vulnérabilité dans son environnement social, à l’échelle aussi bien individuelle que collective. Il s’agit, en d’autres termes, de mettre « à distance le langage de la souffrance et de la victimisation en insistant sur la subjectivité et l’activité des interlocuteurs ».

Si le terme même de « vulnérabilité » peut s’avérer problématique car il réduit les individus à la position de victime, on peut légitimement lui préférer ceux de « précarité » ou de « fragilité ». L’exposition au risque, observe Naepels, est une expérience à la fois singulière et commune, soumise à la variation et à la multiplicité des critères sociaux : « nous sommes toutes et tous vulnérables, mais nous le sommes très inégalement, avec des capitaux et des refuges très variables ». Dès lors, les concepts de dignité ou d’humanité risquent de « perdre tout sens descriptif » car la violence sociale les rend particulièrement instables. Ainsi, la mise en situation de l’expérience anthropologique permet non seulement d’analyser les modalités de construction de l’objet de recherche mais aussi d’interroger la position de l’enquêteur lui-même.

 

Portrait de l’anthropologue en enquêteur vulnérable

Par-delà un sentiment inévitable d’étrangeté, d’incertitude voire de malaise, l’anthropologue est confronté sur le terrain à « la confusion possible des registres de son identification ». Interroger sa propre vulnérabilité revient à prendre conscience des rapports d’inégalité qui le lient à ses interlocuteurs ainsi que des modalités et des conséquences de son engagement en termes de positionnement, de discours et de visibilité. Pour contourner cette autre forme de vulnérabilité, il faudrait penser l’interlocution ethnographique comme « un processus vivant » ancré, là encore, dans « une politique de la situation » et « une éthique de la relation ».  À titre d’exemple, le partage du quotidien des enquêtés invite l’enquêteur non seulement à questionner constamment sa position mais aussi à tenir compte du caractère nécessairement relatif et instable des données du terrain.

Mais comment (d)écrire les mécanismes de vulnérabilité quand l’enquêteur lui-même se sent vulnérable ? Une réponse est suggérée par la structure de l’ouvrage de Naepels : un assemblage hétéroclite de notes, d’entretiens, de citations, d’observations de terrain, de souvenirs personnels et de références académiques. L’auteur assume ce qu’il appelle « une certaine discontinuité, à l’image du monde » et voit dans sa démarche un « montage » ou un « télescopage » qui, au risque de troubler le lecteur, voire d’entraver par moments la lisibilité des analyses, révèle la difficulté d’approcher l’objet de recherche et éclaire par là même les conditions de réalisation de l’enquête anthropologique. Plutôt que l’élaboration d’une continuité ou d’une homogénéité discursive, Dans la détresse opte pour la mise en exergue de la singularité des parcours et de « la multiplicité des points de vue, des matériaux, des sources ». L’écriture de la vulnérabilité cherche précisément à saisir et à reproduire cette multiplicité, quitte à mobiliser des sources d’inspiration et de réflexion ailleurs que dans le champ strictement scientifique.

 

De l’anthropologie à la littérature

En effet, l’originalité du livre de Naepels réside probablement moins dans son contenu anthropologique que dans sa méthodologie. Comme le soutient l’auteur, « construire son objet en sciences sociales, c’est bien adopter une perspective comme un acte pleinement politique ». Ici, la perspective adoptée consiste à faire appel à la littérature pour « restituer des positions subjectives difficilement accessibles à l’enquête empirique des sciences sociales ». L’auteur a le mérite de recourir à l’œuvre magistrale – et trop souvent oubliée – de Claude Simon pour repenser l’enquête de terrain et plus particulièrement l’interlocution. Partant d’une lecture de l’entretien mené par un journaliste dans Le Jardin des plantes (1997), Naepels voit dans la démarche de Simon, marquée par le recours aux archives, la discontinuité narrative et la mise en scène de la rupture, l’incarnation du « doute sur la possibilité d’un récit de l’expérience » ethnographique. Simon apprend à l’anthropologue à la fois à intégrer l’autre dans le processus de l’enquête et à « assumer sa propre position d’auteur de montage, de collage, de critique, autrement dit de travailleur et de créateur (et non de porte-parole) ». Si la lecture de Simon permet ainsi de mesurer l’importance d’une « exigence descriptive » dans la recherche, la référence à d’autres écrivains élargit l’intertexte littéraire de la réflexion anthropologique, à l’image d’un fragment de Sebald cité pour décrire l’effet de la violence ou d’un poème de Charlotte Delbo utilisé pour approcher le traumatisme de la guerre.

Par-delà la littérature, le livre de Naepels est aussi une invitation à établir des ponts entre l’activité anthropologique et d’autres disciplines ou champs de création tels que la danse avec les performances du chorégraphe congolais Faustin Linyekula, la sociologie avec les travaux de Randall Collins sur la violence en situation, ou encore la philosophie à partir du journal de Wittgenstein, des théories de Butler sur la subsistance ou de celles de Balibar sur la surexploitation. Cela étant, les réflexions de Naepels se construisent aussi en dialogue avec les travaux d’autres anthropologues dont l’Américaine Anna Tsing, l’Australien Thom van Dooren et le Brésilien João Biehl. En s’appuyant sur des expériences aussi diverses que l’abandon social, la disparition des espèces ou l’analyse de la position de l’enquêteur, Naepels insiste sur la nécessité d’une approche anthropologique qui reconnaît aussi bien la dimension psychique des acteurs que leur capacité à altérer les possibilités de vie et à créer des conditions de violence et de vulnérabilité tributaires de contextes économiques ou écologiques.

 

Vers une écriture de la sensibilité et du fragment

Si la démarche de l’auteur est novatrice et ses arguments globalement convaincants, le lecteur est en droit de s’interroger sur les conséquences d’un potentiel dévoiement de l’analyse empirique vers l’espace littéraire. Quand l’auteur présente son récit de l’attaque à Pweto comme « une fiction », n’y a-t-il pas là un risque de réduire les vies vulnérables à de simples personnages arrachés à ce même contexte qu’il s’évertue à mettre en exergue ? Naepels en est conscient puisqu’il précise que ses notes donnent à lire « le bruissement des paroles échangées, des explications données, des inquiétudes ressenties, des discussions menées » sur le terrain. Plutôt que d’une fiction, il faudrait peut-être parler d’une écriture de la sensibilité et du fragment où les sciences sociales, sans sacrifier l’ancrage empirique, s’enrichissent d’une dimension sensible tournée vers l’humain dans ce qu’il a de plus intime et de plus discontinu. Il y a là un écho évident à ce que l’auteur définit à juste titre comme « une écriture exigeante et sensible », capable de restituer aussi bien les émotions singulières des acteurs que les dynamiques de groupes.  

Il est évident que la prise en compte des subjectivités et des points de vue des personnes les plus vulnérables ne peut que bénéficier de l’apport d’une telle approche qui non seulement renouvelle l’anthropologie politique mais l’ouvre également à la variation des récits de violence et à l’interpénétration des registres de domination et d’exploitation. L’auteur a raison de souligner que « les sciences sociales se déploient dans la divergence des récits et dans la conscience de l’impossibilité du compte rendu objectif des faits bruts ». Face au chaos du monde et à l’éclatement des expériences, le chercheur n’a d’autre choix que de traduire la richesse et la dissonance de la matière recueillie sur le terrain. Faut-il pour autant avoir recours à ces « opérations qui ne sont plus de recherche mais de création » ? Il y a dans le livre de Naepels un appel audacieux à la littérature pour enrichir la pensée de l’anthropologie et de la vulnérabilité à partir de la tension propre à l’écriture mais aussi au travail de l’enquêteur et à la condition de ses enquêtés.