Réédition d’un classique qui montre comment les styles de la peinture de la Renaissance reflètent son environnement social, et comment ils nous permettent d’en retrouver les nuances.

Devant un tableau de la Renaissance, chacun perçoit qu’il passe à côté de quelque chose tant qu’il ne comprend pas les gestes des personnages représentés. Or ces gestes, qui sont là pour nous dire quelque chose dans une langue perdue, ne sont que le résultat des choix du peintre : ils procèdent d’une activité visuelle. Soit comme moyen d’expression du peintre, soit comme approche iconographique ou esthétique. Dans tous les cas, le peintre s’attend à ce que l’on comprenne son langage. On doit dès lors se demander comment s’est fabriquée la disposition du spectateur à déchiffrer les choses à voir et les relations à l’intérieur des groupes dans les tableaux. Tel fut l’enjeu des recherches de Michael Baxandall (1933-2008), professeur et historien de l’art américain d’origine britannique, qui a successivement enseigné à l’Université de Berkeley (Californie), à l’Institut Warburg (Londres) et à l’Université de Londres. Il était donc temps que ces travaux soient diffusés en version de poche, afin d’être fréquentés au-delà du cercle des spécialistes – et on doit saluer le choix d’avoir maintenu ici l’iconographie publiée dans la version de 1985   .

Peut-on définir un style cognitif propre au Quattrocento, et finalement le style propre du Quattrocento, c’est-à-dire l’outillage critique avec lequel le public d’un peintre du XVème siècle affrontait les stimuli visuels complexes de la peinture ? La thèse de l’auteur est la suivante : les facteurs sociaux favorisent la constitution de dispositions et d’habitudes visuelles caractéristiques, qui se traduisent à leur tour en éléments clairement indentifiables dans le style du peintre. Mais plus la recherche avance, tout au long de l’ouvrage, plus la thèse se renforce : il doit être possible aussi de suggérer que les formes et les styles de la peinture peuvent affiner aussi la perception que nous avons de la société de référence.

Certes, les peintures sont, parmi d’autres choses, des fossiles de la vie sociale et économique d’une société, mais Baxandall ne s’arrête pas à cet énoncé, un peu léger. Il cherche dans les peintures de la Renaissance des exemples des dispositions visuelles vernaculaires qui relient les tableaux à la vie sociale, religieuse et commerciale de l’époque. Enfin, il déploie une affirmation concernant le goût : l’essentiel de ce qu’on appelle ainsi repose sur la concordance entre les opérations d’analyse que réclame la peinture et la capacité analytique du spectateur. D’autant que le spectateur peut même éprouver du plaisir à exercer cette habileté.

 

Contrats

Pour avancer dans cette recherche, il fallait d’abord établir la situation des artistes à l’époque concernée. Car, en ce qui concerne le XVème siècle, les normes qui régissent certaines attitudes de personnages nous sont insaisissables. Nous ne croyons plus aux mêmes choses. Nous ne percevons certaines d’entre elles que comme des formes de liberté de mouvement, alors qu’elles sont régies par des codes. Il n’existe malheureusement pas de dictionnaire pour le langage des gestes à la Renaissance, sauf un Lexique Bénédictin dont il nous propose des extraits. Qui veut étudier la peinture de la Renaissance doit connaître ces répertoires, dès lors, notamment, qu’ils distinguent la gestuelle religieuse et la gestuelle laïque.

Commençons par la situation des peintres. L’auteur exhibe des contrats passés avec eux, pour autant que certains nous soient parvenus. Ces contrats spécifient ce que le peintre doit proposer ; ils indiquent clairement comment et quand le client doit payer et quand le peintre doit livrer son tableau ; ils insistent sur le fait que le peintre doit utiliser des couleurs de bonne qualité, spécialement l’or et le bleu d’outre-mer. Et l’auteur d’étudier le sort de cette couleur : sa fabrication, ses différentes qualités (première, secondaire, tertiaire), la réclamation de son usage (la vierge pour la première qualité, le ciel pour la deuxième…). Il étudie aussi le statut du dessin, qui constitue un engagement sérieux. Comme le montre un contrat passé avec Fra Angelico, pour le retable de 1433, à Florence, c’est le donateur qui définit les sujets à peindre. Enfin, le paiement s’effectue sous la forme d’une somme souvent forfaitaire, payée en plusieurs versements.

Ceci établi, qu’en est-il du plaisir éprouvé devant l’œuvre et du déploiement du goût qu’elle permet ? Que serait ou ferait un spectateur qui serait privé des capacités dont on s’est servi pour organiser le tableau ?

 

Acheter le talent plutôt que le matériau

Au fil de l’exposé, on comprend qu’année après année, les contrats sont de moins en moins éloquents sur l’or et l’outremer. On les mentionne encore, mais ils ne sont plus au centre des préoccupations. À partir de la seconde moitié du siècle, c’est le souci du style qui domine. On a l’impression que les clients deviennent moins soucieux qu’auparavant d’étaler aux yeux du public la pure opulence du matériau.

La bascule devient vite une véritable dichotomie entre la qualité du matériau d’abord privilégiée, et celle de l’habileté technique qui vient progressivement en avant. L’humaniste Pétrarque en témoigne, qui insiste sur la nécessité de s’attacher moins à la valeur vénale de l’œuvre qu’à sa valeur artistique.

D’ailleurs Alberti, théoricien autant que peintre, se sert aussi de cette distinction pour inciter l’artiste à représenter les objets d’or sans utiliser l’or, mais plutôt par le truchement d’une application habile de pigments jaunes et blancs. Ce glissement a un effet important. Il délivre le peintre, mais aussi les spectateurs potentiels, les mécènes encore, qui transfèrent alors l’affectation de leur argent en quantité d’or requis pour certains thèmes au « pinceau », donc au style du peintre. Le savoir-faire gagne du terrain : Ghirlandaio, en 1485, passe un contrat pour peindre des fresques en y incluant des personnages, des maisons, des châteaux, des villes, des montagnes, des roches, etc. supposant un travail important et beaucoup moins d’or.

Dès lors, c’est la représentation des personnages qui donne son unité aux récits de l’œuvre et qui contient le regard. On s’inspire de récits pour décrire savamment des personnages. On va chercher le récit de Lentulus, gouverneur de Judée, pour y lire une description du Christ, dès l’époque. De nombreuses théories surgissent qui focalisent l’attention des peintres, puis des spectateurs sur le lien entre le mouvement du corps et celui de l’âme dans les figures mises en œuvre. Les modèles sont puisés dans l’environnement, les couleurs et les formes aussi. Si un saint Antonin, évêque de Florence, a élaboré un code théologique des couleurs (blanc = pureté, rouge = charité, noir = humilité), il subit de violentes critiques de la part de l’humaniste Lorenzo Valla, et Alberti lui substitue un code relatif aux quatre éléments (rouge = feu, bleu = air, vert = eau, gris = terre), alors que d’autres voudraient imposer un code astrologique.

 

Faux débats

La recherche de Baxandall ouvre plusieurs horizons à l’analyse de la peinture renaissante. Encore pourrait-elle être étendue à d’autres périodes, voir à d’autres arts.

Parmi les débats soulevés, les rapports entre public et privé. La distinction ne convient pas bien pour caractériser les fonctions de la peinture du XVème siècle. Les commandes du privé remplissent souvent un rôle très public, dans un lieu lui-même public : un retable dans une église, une fresque dans un couvent...

Un autre débat porte sur le glissement progressif des sujets de la peinture. D’abord le peintre était par profession celui qui donnait à voir les histoires saintes. Son public était religieux et pratiquait des exercices spirituels qui se reliaient aisément à la peinture. Mais on ne doit pas réduire ce rapport peinture-religion à la seule sphère ecclésiastique.

Les résultats de Baxandall interrogent encore la fonction religieuse des peintures religieuses. Il faut saisir sur ce plan une différence : du point de vue de l’Église, les images avaient un but pédagogique, sans aucun doute (un document rédigé par Jean de Gênes le prouve), mais si ce point de vue a servi à orienter les tableaux en instructions destinées aux spectateurs, il n’est pas certain que les peintres s’y soient soumis si aisément. D’autant qu’un autre facteur joue encore, dont la Renaissance commence à se détacher : beaucoup confondent encore à l’époque l’image de la divinité avec la divinité.

Enfin, Baxandall revient aussi sur la question des rapports entre arts et sciences, qu’il fait remonter à l’Antiquité. Or, montre-t-il, ce n’est pas un rapport entre arts et sciences qui s’établit à l’époque, car on assiste plutôt à un investissement de la peinture par les techniques de la mesure. La société de l’époque se passionne pour les volumes – les calculs, par exemple, sur les volumes des tonneaux. Un nouveau monde intellectuel se structure à la Renaissance, qui a un impact sur les peintres. Mais il s’agit seulement d’une association entre le peintre et la géométrie commerciale. Cette association entre la technique de mesure et la peinture engage des capacités techniques dans la lecture des tableaux par le public. Le peintre d’ailleurs fait dans ses tableaux un usage intense du répertoire d’objets couramment utilisés pour les exercices de mesure : bassins, colonnes, carrelages… Baxandall glisse au passage que la Règle d’or était appelée la « Clé du marchand ». Il en résulte chez le spectateur une attention plus soutenue et mieux fixée sur les objets. Le peintre se réfère aux capacités de son public. Et Baxandall de nous proposer une analyse rapide du chapeau de Nicolo da Tolentino dans la Bataille de san Romano de Paolo Ucello :

On ne se pose le problème du chapeau que dans la mesure où l’on y prend plaisir…

 

L’activité visuelle du spectateur

Venons-en donc à la jouissance profane, à son émergence et à sa fortification par la peinture. On sait donc qu’à partir de la moitié du XVème siècle, dans un bon tableau, il devait y avoir de l’habileté, et l’on était convaincu qu’il était de la compétence du spectateur cultivé de donner son jugement sur le talent manifesté, et parfois même de l’exprimer verbalement.

Ce que montre Baxandall, et qui est désormais saisi par tous, c’est que l’esprit du public ne constitue pas une table rase, mais un principe actif de visualisation. Le regard résulte d’une combinaison de la peinture et des processus de visualisation que le spectateur a construit avant, au cours de son éducation ou de sa vie sociale. Mais Baxandall produit des documents qui renforcent notre compréhension de ces faits. Par exemple un traité sur l’éducation visuelle de Pier Paolo Vergerio, publié en 1404 ; ou encore le Zardino de Oration, le Jardin des prières, publié en 1454. Pour l’heure, ce ne sont que des méditations sur les récits visualisés. Mais il ne faudra pas longtemps pour que ces traits sortent de la domination religieuse. Une étude de la Transfiguration de Bellini le montre à l’évidence.

Toutefois, concernant le public ou les spectateurs, il faudrait pouvoir se référer à des documents. Il y en a peu qui montrent la façon dont le public réagit à la peinture. Il semble que ce soit assez couramment perçu comme une excentricité de coucher sur le papier une réaction verbale aux peintures. C’est seulement dans des circonstances tout à fait inhabituelles que l’on formalise par écrit ce qu’on pense à propos d’un tableau. À l’exception d’un document adressé au duc de Milan, en 1490. Plusieurs autres descriptions de tableaux existent cependant. Mais cela ne permet pas de déterminer si ces écrits sont représentatifs d’une vision collective.

L’auteur ne retient pas les documents rédigés par des artistes. Trop spécialisés. Mais il dispose de textes de prédicateurs et de sermons qui traitent des caractéristiques sensibles du paradis, ainsi que des textes sur la perception visuelle traduite en termes moraux. Ce qu’il relève alors, c’est l’usage nouveau d’un vocabulaire adéquat à un regard nouvellement défini et redéfini par les nouvelles peintures : celui de la proportionnalité, de la vue, de la variété, de la clarté, de la couleur, de la structure, des formes… tous vocables qui portent à regarder la peinture d’un tout autre point de vue que du point de vue antérieur de la vérité biblique ou de l’Église.

Il n’en reste pas moins vrai que l’utilité première d’un tableau est d’être regardé. Si, d’abord, les tableaux sont destinés à un client précis et à ceux dont celui-ci pense qu’ils le regarderont, progressivement le peintre s’adresse au public qui est entraîné aux mêmes exercices que lui. Ce public devient plus méthodique et plus analytique.

Dès lors, revient la question du style cognitif. Baxandall réfléchit sur la perception et les circonstances de celle-ci. La perception visuelle des tableaux dépend tout autant des capacités interprétatives, des catégories, des modèles et des habitudes de déduction et d’analogie du public. C’est ce qu’il appelle le style cognitif. Cet équipement rend enclin à percevoir les configurations non pas comme choses indifférentes, mais comme figures et modèles de formes compliquées. Il ne suffit pas d’une projection sur la rétine. Encore faut-il disposer ou construire en soi un fonds de modèles, de catégories et de méthodes déductives. L’entraînement à une série de conventions pour représenter les choses, des manières plausibles de visualiser ce sur quoi nous n’avons qu’une information incomplète en première approche, etc. C’est ainsi que le public a acquis une sensibilité plus raffinée à l’opposition des nuances et aux effets d’accentuation que le peintre en tire. Au besoin, dans le tableau, un festaiuolo, un personnage attire l’attention des spectateurs et désigne l’action centrale à regarder ou tel problème à entendre. Les commentateurs y attachent même de l’importance, si l’on en croit Alberti, dans son Della Pictura.