Grâce aux éditions La Découverte, les nombreux écrits parfois introuvables d'Etienne Balibar seront bientôt réunis en six volumes. Les deux premiers viennent de paraître.

On voudrait en savoir beaucoup plus sur Étienne Balibar. On voudrait en savoir davantage sur sa vie – ou plutôt sur ses vies s’il est vrai, comme le disaient les maîtres d’œuvre d’un volume collectif qui lui était consacré en 2014   , qu’Étienne Balibar a déjà vécu plusieurs vies, depuis les années 1960, où il a contribué à la refondation du marxisme aux côtés de Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, sous la houlette de Louis Althusser, aux années 1980, où il s’est plongé dans l’histoire de la philosophie, a écrit, entre autres, sur Machiavel, Descartes, Spinoza et Locke, et infléchi sa réflexion, sous l’influence du sociologue Immanuel Wallerstein, laquelle est devenue peu à peu celui d’un post-marxiste. On voudrait mieux connaître son cheminement intellectuel, les maîtres dont l’enseignement a compté pour lui, ses rencontres amicales, intellectuelles et militantes, ses engagements et combats politiques. On voudrait pouvoir lire sa biographie – laquelle, probablement, est déjà en cours de rédaction. On voudrait pouvoir succomber sans fausse honte à la tentation de Sainte-Beuve : connaître l’homme derrière l’œuvre.

Mais avant toute chose, on voudrait pouvoir mieux connaître l’œuvre elle-même, laquelle, bien que largement diffusée et traduite dans plusieurs langues, demeure à certains égards d’accès difficile. En effet, si l’auteur a beaucoup écrit (près de vingt-cinq livres parus à ce jour, à quoi s’ajoutent quelques centaines d’articles), il n’a pas toujours pris soin de recueillir ses textes, conférences, entretiens et interventions épars dans d’innombrables revues ou actes de colloques. Qui, parmi ses lecteurs, n’a fini par réunir, au fil des ans, une demi-douzaine de ses articles, qu’il aimerait bien relire de temps à autre si seulement il réussissait miraculeusement à se souvenir de l’endroit où il les a rangés ? La crainte des masses (1997) rassemblait des essais écrits entre 1983 et 1996, Les frontières de la démocratie (1992) et Nous, citoyens d’Europe ? (2001) des essais écrits principalement dans les années 1990, La proposition de l’égaliberté (2012) deux séries d’essais écrits sur une période de vingt ans (1989-2009), Citoyen sujet (2011) des essais écrits dans les années 1990 et 2000, Des universels (2016) des essais écrits dans les années 2010 – soit au total une bonne cinquantaine de textes, lesquels permettent assurément de se faire une idée précise du propos de Balibar. Mais le compte n’y est pas, au regard de l’impressionnante masse des écrits de l’auteur dont la lecture se révèle nécessaire non seulement pour saisir la pensée dans toutes ses nuances et subtilités ainsi que dans la diversité des thèmes qu’elle aborde, mais encore pour réussir à analyser dans le temps long une méditation qui se déploie depuis plusieurs décennies.

Grâces soient par conséquent rendues aux éditions La Découverte qui ont entrepris de rendre enfin possible un tel travail en prenant l’initiative de publier en six volumes une sélection des écrits d’Étienne Balibar (dont quelques inédits), accompagnés à chaque fois d’un essai introductif. Les deux premiers viennent tout juste de paraître et seront bientôt suivis, au rythme d’un volume par an, par quatre autres, en respectant les principaux axes thématiques de la réflexion de Balibar : les rapports entre histoire et politique (Histoire interminable. D’un siècle l’autre) ; entre science et vérité (Passions du concept. Epistémologie, théologie et politique) ; les transformations du racisme (L’avenir des racismes. Conflits d’universalités et mécanisme d’exclusion) ; les marxismes à l’époque du « capitalisme absolu » (Sur le marxisme. Nouvelle critique de l’économie politique) ; les liens entre nations, guerres, migrations et frontières (Cosmopoltique. Nations, guerres et frontières) ; l’avenir des communismes (Communismes. Hier, aujourd’hui, demain).

Le titre du premier volume qui inaugure cette série fait clairement référence à l’un des derniers textes de Freud (1937) et à la reprise qu’en avait faite Althusser en 1976. Il est constitué de onze essais rédigés entre 2002 et 2019, à caractère historique, philosophique et politique. Balibar y évoque, parfois sur un ton personnel, la Première et la Seconde Guerres mondiales (lui-même est né en 1942, de parents français, sans avoir connu ses grands-parents paternels, tous deux morts pendant la Seconde Guerre mondiale, ni son grand-père maternel, tué en 1916), la Révolution bolchévique d’octobre 1917, les événements de Mai 1968 (auxquels il a participé et qui l’ont durablement marqué au point de se définir lui-même comme un « soixante-huitard impénitent »), la guerre d’Algérie, la fondation de l’Etat d’Israël, l’attentat du 11 septembre 2001, etc. Sur tous ces sujets, Balibar adopte le point de vue du témoin qu’il a parfois été, et livre des analyses qui font songer à cette forme de « journalisme philosophique » dont Michel Foucault voyait l’avènement dans l’opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? dans lequel, pour la première fois peut-être, un philosophe s’efforce de comprendre la singularité du moment présent où il se trouve.  

Le second volume rassemble neuf études (certaines ayant été remaniées pour la présente publication) écrites entre 2001 et 2019, qui ont toutes pour point commun de commenter la pensée des philosophes qui ont eu la « passion du concept », c’est-à-dire le goût de la pensée par concepts : Marx, Canguilhem, Althusser, Foucault, Machiavel, Pascal, Badiou, mais aussi Butler, Kosseleck, Carl Schmitt, Immanuel Wallerstein, Gilles Deleuze, etc. (Regrettons en passant l’absence de tout index nominum et de toute bibliographie récapitulative qui auraient facilité la consultation et permis de donner une juste idée de l’ampleur des références mobilisées. A l’exception de la liste indiquant l’origine des textes recueillis, les deux volumes sont publiés sans le moindre appareil critique.) La cohérence de ce volume est bien plus apparente que dans le premier car il est manifeste qu’une même réflexion sur la signification et la possibilité d’une paradoxale « histoire de la vérité » s’y déploie, depuis le commentaire très éclairant de la formule énigmatique de Canguilhem « être dans le vrai » - laquelle vaut pour une proposition scientifique qui n’est ni vraie ni fausse, mais qui doit préalablement « être dans le vrai » pour pouvoir être considérée comme vraie ou fausse – à la discussion serrée des thèses défendues par Foucault dans Les mots et les choses.

Au-delà de l’intérêt constant que présente chaque texte contenu dans ces deux volumes, on admirera aussi la largeur de vue et l’ouverture d’esprit exceptionnelles de l’auteur qui semble véritablement avoir tout lu, qui se meut avec une aisance sans égale dans l’histoire des idées, d’Aristote à Quine, sans rien méconnaître ni rien mépriser. Dans un pays trop souvent marqué par ce qu’Althusser appelait ce « monstrueux provincialisme philosophique et culturel qui nous fait ignorer les langues étrangères, et tenir pratiquement pour rien ce qu’on peut bien penser et produire, une fois passé la ligne des monts, le cours d’un fleuve ou l’espace d’une mer », où certains universitaires et directeurs de recherche à l’INRA ou au CNRS avouent benoîtement ne pas lire une seule langue étrangère, où ceux qui en sont capables ne se donnent pas la peine de le faire et préfèrent creuser éternellement le même sillon, publier un énième livre sur Descartes ou Kant, commenter à perte d'haleine des virgules hégéliennes, il faut saluer l’instiatiable curiosité, l'infatigable et exemplaire cosmopolitisme philosophique de Balibar.