Une relecture de l’histoire des contacts entre Français et Amérindiens en Nouvelle-France, à travers les objets et les représentations qu'ils sous-tendent.

Prenant la suite de ses précédents travaux portant sur le patrimoine immatériel de la Nouvelle-France et sur le rapport entre les territoires, Laurier Turgeon apporte une vision transversale de l’histoire de la Nouvelle-France, décentrée du seul regard européen. Cette histoire matérielle met en perspective les rapports différents aux espaces et aux ressources des deux côtés de l’Atlantique par le biais de quatre objets emblématiques : la morue, la peau de castor, les chaudrons de cuivre et les perles européennes.

 

Une histoire décentrée

L’approche choisie par Laurier Turgeon permet de décentrer le regard de l’implantation coloniale ou de campagnes d’exploration, au profit de son appropriation mentale, tant au niveau des acteurs que sur la perception de la période étudiée par les historiens. Cette période de contact au début du XVIe siècle est peu ou mal connue, en particulier en raison du caractère saisonnier de la présence européenne, constituée principalement de pêcheurs établis sur le littoral pour le court été canadien. C’est donc le vide historiographique laissé entre les premiers voyages de Colomb et la fondation des premières colonies de Virginie au XVIIe siècle que l’ouvrage tente de combler. Les espaces comprenant l’actuel Canada et la Nouvelle-Angleterre (de l’État du Maine au Connecticut) connaissent la présence européenne bien avant l’arrivée de colons britanniques, leurs habitants autochtones possédant déjà des notions de français, de basque, voire de gascon du fait du foisonnement des rencontres. De véritables routes commerciales se polarisent au niveau de la côte atlantique jusqu’aux postes de traites des fourrures et de pêche de la Baie du Saint-Laurent. Ces échanges ayant lieu sur de longues distances, ils peuvent par exemple mettre en contact des Inuits du Labrador et des pêcheurs basques de Saint-Jean-de-Luz venus pour la saison.

Les objets échangés servent de fil conducteur au récit, par leur acquisition, leur valeur, leur charge émotionnelle et leur symbolique. L’histoire de ces objets permet de comprendre les pratiques et les dynamiques des différents acteurs et ainsi de mieux appréhender leurs échanges. Par exemple, la morue dépasse sa simple valeur marchande pour devenir un bien qui transforme en profondeur les sociétés et les villes atlantiques du Vieux Continent. D’un bout à l’autre de la chaîne de production, les usages se trouvent transformés par ce produit qui gagne en exotisme et pénètre pour longtemps le continent européen au point d’en réinventer sa consommation. La gastronomie évolue ainsi considérablement et, quoique provenant de loin, la morue provoque un basculement du familier vers le précieux. Laurier Turgeon met en lumière la réappropriation du produit par de nouvelles manières de le cuisiner et une évolution profonde de la gastronomie française, celle-ci se rapprochant du terroir, par le recours au beurre ou à l’huile selon les régions. Ainsi, des recettes plus simples et plus raffinées voient le jour. La morue rencontre un véritable succès qui traverse l’ensemble des couches sociales de l’époque moderne. Elle se retrouve aux tables des princes pour les plus beaux poissons, à celles des petits qui trouvent leur bonheur avec des produits de qualité plus basse adaptés à toutes les bourses. Le poisson s’impose en France comme une évidence dans une société qui traverse une période de transformation des pratiques religieuses avec une demande importante d’aliments susceptibles d’être cuisinés les jours maigres.

Plus encore que des produits, ce sont des mutations de la consommation qui se mettent en place aux siècles suivants et qui s’affirmeront par les modes successives et l’engouement général pour les produits des Antilles et des Indes, tels que l’indigo pour l’habillement, le café ou le thé pour l’alimentation.

Les sources primaires deviennent, dans cette approche, primordiales. Les fouilles archéologiques nord-américaines permettent d’observer l’impact de la circulation des objets avec les tribus amérindiennes et de remonter jusqu’à l’origine des produits en Europe et ainsi d’en percevoir les enjeux dans leur conservation actuelle dans le cadre de campagnes mémorielles.

Depuis les campagnes de fouilles initiées au début du XIXe siècle, les objets issus des échanges transatlantiques ont acquis une dimension importante comme artefacts témoins d’une époque révolue et remplissent abondamment les musées canadiens actuels. Ces fouilles résonnaient avec les campagnes menées en Europe, inspirées du courant romantique, mais aussi de l’intérêt pour les peuples anciens, leurs vestiges et leurs tombes. Contrairement à l’Europe où les fouilles concernaient des peuples aujourd’hui disparus, au Canada celles-ci ont pris l’aspect d’une campagne de pillage et de dépossession des communautés amérindiennes, de leurs sites sacrés et des ossements de leurs ancêtres. L’absence de considération pour les populations autochtones, qui ne furent ni consultées ou associées, a contribué à la fois à inférioriser ces communautés reléguées à un mode de vie jugé primitif, et à faire naître une prise de conscience de leur passé.

Le processus de conservation des artefacts en lui-même est considéré comme une dénaturation, une modification et une désappropriation des objets. Par exemple, les chaudrons de cuivre sont éloignés de leur fonction funéraire, quittant les terres sacrées pour des étagères d’inventaire et du papier désacidifiant. Les manifestations et concertations de groupes de travail ont permis d’associer aux recherches tant des scientifiques que des Amérindiens, avec pour objectif la poursuite de recherches dans un état d’esprit apaisé et la restitution du patrimoine.

 

Le miroir des découvertes

Loin de l’image d’un colonialisme triomphant, l’accent est mis sur les opportunités saisies de part et d’autre de l’Atlantique via le commerce et les rencontres au gré des campagnes de pêche. Le lecteur n’y trouvera pas de biographie de Jacques Cartier ou de Jean Cabot, mais des équipages normands ou basques à la recherche de morue, échangeant des outils contre des peaux, et des tribus amérindiennes disséminées dans l’immensité des terres de la vallée du Saint-Laurent. Les Amérindiens s’adaptent à cette prise de contact sur la côte atlantique, même si la colonisation pérenne est un échec. L’aventure coloniale est trop précoce du fait du caractère ponctuel des expéditions et des aléas locaux comme le climat et les attaques de certains groupes amérindiens. Or, la présence côtière saisonnière bouleverse tout de même les structures politiques et sociales en place. Hurons, Iroquoiens, Micmac et Inuits s’opposent, s’imposent voire s’établissent en tant qu’intermédiaires ou comme consommateurs de produits européens. Le commerce apporte avec lui la diplomatie et les échanges culturels, comme en témoignent les missionnaires jésuites convoqués par Laurier Turgeon. Ils nous offrent par leurs récits des informations précieuses sur les rites funéraires et les célébrations dont ils sont témoins. Ces événements mettent dès lors en scène les produits étudiés. Les objets perdent leurs usages principaux au profit de nouveaux buts et sont pleinement intégrés à la vie des groupes, comme outils politiques, culturels ou cultuels.

 

 

Ainsi, les deux rives de l’Atlantique semblent se regarder en miroir, avec d’une part les habitants du royaume de France considérant de plus en plus cette « Terre-Neuve » comme le lieu de tous les possibles, et de l’autre côté les Amérindiens cherchant dans ces rapports nouveaux des moyens d’associer leur identité à ces changements. Dès lors, chaque produit présenté par Laurier Turgeon est indissociable des enjeux qui surdéterminent son existence, de sa récolte à sa consommation, en passant par les représentations politiques, culturelles et sociales qu’il autorise sur les deux rives de l’océan. Une Histoire de la Nouvelle-France est donc un ouvrage qui servira au lecteur pour comprendre les dynamiques d’exploration et leurs impacts dans les mentalités tant françaises qu’amérindiennes, les enjeux qui en découlent et l’édification longue et progressive de l’idée coloniale dans les sociétés du XVIe siècle.