L’historienne américaine Lynn Hunt revient sur l’importance de l’histoire et sur la façon dont la discipline procède pour établir la vérité.

L’American Historical Association est la principale association professionnelle des historiens américains. Il n’est donc guère étonnant que l’une de ses anciennes présidentes, la spécialiste de la Révolution française Lynn Hunt, aujourd’hui professeure émérite à UCLA, se soit attelée à la rédaction de l’essai L’Histoire. Pourquoi elle nous concerne. Publié en 2018 aux Etats-Unis, dans le contexte que l’on connaît, le livre vient d’être traduit en français par les éditions Markus Haller.

 

L’histoire, une obsession contemporaine

D’emblée, Lynn Hunt constate la centralité de l’histoire à notre époque : cette dernière « est obsédée par l’histoire, et la vérité historique est une véritable source d’inquiétude. » L’histoire est à la fois la source et, en elle-même, l’objet de controverses. On s’interroge également sur sa fonction et son intérêt. Pour l’historienne, son essai ne vise pas à « résoudre les dilemmes [suscités par l’histoire], car l’histoire est par définition un processus de découverte et non un dogme avéré. » Cette caractéristique plonge donc l’histoire au cœur des débats relatifs aux fake news et aux mensonges politiques. Sans surprise, Hunt cite d’emblée Donald Trump, alors candidat, lorsqu’il mettait en doute le lieu de naissance du président Obama. Au-delà de cet exemple, Internet et les réseaux sociaux ont permis une montée en puissance du mensonge historique, dont le négationnisme apparaît comme l’exemple paradigmatique.

Les controverses liées à l’histoire vont bon train. Ainsi, l’existence de monuments historiques, comme ceux honorant les généraux confédérés, est remise en cause. Des manuels scolaires sont aussi les objets de luttes mémorielles, entre jugements positifs et négatifs sur le passé de certaines nations ou le fait colonial. Dans l’arène politique, on se livre de même à des guerres mémorielles. Dans certains pays, la mise au jour de passés douloureux, notamment à la suite de guerres civiles, est confiée à des commissions de vérité chargées de réconcilier une nation.

Dans un registre plus pacifique, le goût pour l’histoire se développe dans le grand public, amenant des réponses variées allant de l’histoire publique, à la prolifération de musées et à des tentatives – plus ou moins réussies – de reconstitution du passé. Toutefois, l’historienne met en garde : le « public mérite que les événements historiques et leurs conséquences lui soient présentés de la manière la plus précise possible, y compris par ceux qui parviennent captiver son intérêt. Tout le problème consiste à trouver un point d’équilibre entre la précision historique et l’attractivité, ce qui nous renvoie à la question de la vérité historique et au meilleur moyen de la mettre au jour. »

 

Construire la vérité historique

Lynn Hunt revient ainsi longuement sur la définition et la construction de la vérité historique. Elle rappelle que celle-ci est « à double niveau : au premier niveau se trouvent les faits et au second, leur analyse. S’il est possible de séparer ces deux niveaux pour les besoins de la discussion, en pratique, ils sont indissociables. Un fait en lui-même ne signifie rien tant qu’il n’est pas un élément d’interprétation qui lui donne un sens, et la force de cette interprétation repose précisément sur sa capacité à donner un sens aux faits. » Une autre difficulté vient du caractère provisoire de la vérité en histoire, la rendant vulnérable aux attaques conspirationnistes.

La vérité historique se construit à partir de méthodes plurielles : philologie, critique des sources, voire procédés scientifiques de datation. Elle a également recours à des procédés littéraires afin de mettre en récit, de reconstituer et d’interpréter. Pour autant, une « présentation cohérente se doit d’être logique et de citer des preuves pertinentes sans en tirer des conclusions absurdes. » Une interprétation doit résister à des interprétations contraires, ces dernières pouvant déclencher à leur tour de nouvelles recherches.

L’historienne de UCLA rappelle que la méthode historique dominante et sa visée, la découverte de la vérité, reste largement issue de la conception occidentale de l’histoire dont l’un des pères est l’allemand Leopold von Ranke. Un historien comme Dipesh Chakrabarty a reproché à ce modèle son eurocentrisme. Pour sa part, Lynn Hunt estime que « Ni l’histoire, ni l’attachement à la vérité historique ne sont l’apanage de l’Occident. » L’histoire a surtout pris des formes différentes suivant les lieux et les époques   . Enfin, si la vérité reste toujours provisoire en histoire, les « normes de la vérité historique tirent leur incroyable puissance de ce qu’elles facilitent la critique. »

 

La démocratisation de l’histoire

L’historienne retrace ensuite le processus de démocratisation de l’histoire, notamment grâce à l’arrivée de nouveaux praticiens et publics qui élargissent à la fois ses objets et ses questionnements : les minorités ethniques, les femmes, les milieux populaires, etc. Ces nouveaux acteurs chamboulent une histoire longtemps envisagée seulement comme élitaire et politique, avec en arrière-plan l’idée qu’une certaine histoire – gréco-romaine – sert surtout de modèle pour former les jeunes (hommes) au gouvernement.

Ainsi, le changement de la démographie des étudiants et des professeurs en histoire s’est avéré un facteur puissant d’ouverture de la discipline. En témoignent l’apparition de l’histoire sociale, de sa consœur culturelle, ou encore du passage d’une histoire nationale à une histoire de plus en plus mondiale ; même si les situations varient suivant les pays. Par ailleurs, Lynn Hunt remarque que l’histoire – et plus largement la vérité – résiste aux régimes autoritaires.

 

L’histoire de demain

Pour finir, Lynn Hunt se penche sur l’avenir de l’histoire, partant du principe que « l’un de ses attraits les plus constants est la distance qu’elle nous permet d’avoir face à nos préoccupations du moment et le réconfort qu’elle nous apporte aussi parfois. » Parmi les développements récents de la discipline, elle cite l’étude de la conception du temps et de l’histoire. Elle note en particulier la montée en puissance d’une histoire de l’environnement, des interactions entre l’homme, les animaux et la planète. A ce sujet, elle écrit que l’histoire « des relations entre les humains et leur environnement, sans parler des relations qu’ils peuvent avoir entre eux, souligne le rôle essentiel du respect dans la survie de l’humanité à long terme. » Le rôle de l’historien serait alors de « débattre des tensions et non [de] chercher à les rendre invisibles. »

L’histoire elle-même, en tant que discipline, est traversée par une série de tensions, comme entre l’histoire académique et l’histoire populaire. Elle souligne aussi le risque de l’hyper-spécialisation des historiens, ou encore celui « de négliger une grande partie de ce qui relève du passé », en se concentrant sur la période contemporaine. Lynn Hunt nous alerte également sur la nécessité d’interroger en permanence la façon dont nous construisons nos récits historiques, puis elle achève son essai sur une citation, toujours d’actualité, de Cicéron : « Ignorer ce qui s’est passé avant qu’on soit né, c’est être toujours enfant. » Une bibliographie commentée accompagne sa démonstration et fait la part belle aux historiens français, de Marc Bloch à Patrick Boucheron en passant par François Hartog.

En définitive, L’Histoire. Pourquoi elle nous concerne de Lynn Hunt constitue un essai accessible, sans pour autant être simpliste, sur la façon de faire l’histoire, sur la subtilité de la vérité historique, et sur l’intérêt de l’histoire pour nos sociétés contemporaines.