L’historien Frédéric Sallée déconstruit en 200 pages de nombreuses idées archaïques, mais aussi nouvelles sur l’Histoire, en tant que savoir et discipline.

« Aujourd’hui, l’histoire se consomme. Déclinée sous de multiples formes (documentaires télévisés, reconstitutions historiques, jeux vidéos, supports scénaristiques d’escape games), elle échappe au regard de son artisan, au grand dam de certains d’entre eux »   . Frédéric Sallée se livre ici à un exercice complexe. Dans le cadre de la collection « Idées reçues », l’auteur doit partir de clichés, voire de mythes sur l’histoire, pour les présenter et les déconstruire. Le rendu s’avère convaincant et englobe de larges thématiques, de la question des sources aux récupérations politiques des programmes du secondaire et des connaissances historiques. L’idée reçue constitue à chaque fois le titre d’une partie : on découvre ainsi « L’histoire naît avec l’invention de l’écriture », « L’histoire ne peut rien face au complotisme » ou encore « L’enseignement de l’histoire est déconnecté de la recherche scientifique ». Une des thématiques transversales de ce travail demeure le décalage entre une histoire que l’auteur qualifie d’omniprésente et le déficit de sa compréhension.

 

La fabrique de l’histoire

Frédéric Sallée commence par revenir sur ce qu’est l’histoire et comment elle se construit. Si les noms d’Hérodote et Thucydide sont rapidement mentionnés, un salutaire tour d’horizon est tenté. Le lecteur apprend alors que le récit était consigné chez les Hittites depuis le XVe siècle av. J.-C, de même chez les Assyriens ou les Chinois où Sima Qian fut également qualifié de « père de l’histoire ». Au fond, les Occidentaux inventèrent davantage une méthode qu’une science. Les sources font également l’objet de plusieurs parties pour rappeler les limites de l’archive et l’importance de l’oralité. L’historien peut et doit utiliser tout ce qui peut l’amener à connaître et comprendre le cours des événements, à l’image de l’archéologue. Ici, quelques exemples africains auraient été les bienvenus en raison de la solide réflexion entamée à la suite de François-Xavier Fauvelle.

 

L’histoire, l’historien et les autres

Si l’on peut regretter aujourd’hui que ceux qui parlent le plus d’histoire ne sont pas historiens, ce phénomène ne date pas des années 2000 puisque les ecclésiastiques, puis les chroniqueurs issus du monde économique comme Giovanni Villani furent parmi les premiers à faire de l’histoire. Frédéric Sallée appuie ici son argumentaire sur la Shoah, qui peut être abordée sans recourir aux historiens puisqu’écrivains, politologues et philosophes se sont également saisis du sujet. C’est ici que naît probablement une gêne, voire une colère de l’historien d’observer des « profanes » s’emparer de son sujet en le manipulant sans les précautions et méthodes nécessaires.

L’historien doit accepter que certains éléments lui échappent comme les commémorations dont les journées sont passées de six à treize depuis 1999. La concurrence victimaire et l’instrumentalisation de l’histoire par le politique sont deux difficultés avec lesquelles doit composer l’historien. L’équilibre semble dès lors difficile à trouver avec ces multiples usages de l’histoire, comme le montrent les lois mémorielles. Si les exemples restent en grande majorité francocentrés, le lecteur appréciera les références à ces lois en Ukraine et en Pologne. L’auteur trouve également des illustrations intéressantes comme l’étude des nourrices au Japon.

 

L’histoire, un enjeu politique et social

Chercheur accompli et enseignant dans le secondaire, Frédéric Sallée sait à quel point l’histoire se trouve au cœur d’enjeux protéiformes. Certains hommes et courants politiques plaident pour un retour du roman national comme si les enseignants et historiens avaient dénaturé l’essence de cette discipline pour en faire un objet de repentance et d’idéologie bienpensante. La réédition d’un Lavisse en 2013 montre l’attachement des Français aux « grands Hommes », mais ont-ils vraiment été sacrifiés par les programmes du secondaire ? Aucunement. Comme le rappelle l’auteur, ces derniers y occupent une place certaine même s’il s’agit davantage de comprendre une société et son temps que le parcours d’un homme. L’une des meilleures parties demeure en ce sens « L’histoire est écrite par les vainqueurs ». Si le récit est bien enjolivé par la puissance victorieuse au lendemain du conflit, force est de constater que d’autres parviennent à tirer leur épingle du jeu comme le PCF au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et parfois le vaincu voit sa place surévaluée à l’image de Vercingétorix.

Les défis paraissent plus nombreux et plus complexes, à l’image du complotisme face auquel l’historien semble impuissant. Si le complotisme se nourrit de l’histoire en s’appuyant sur de faux documents, la rigueur de l’historien demeure le meilleur garde-fou pour battre en brèche ces théories.

 

La mécanique de l’histoire présente un panorama de l’histoire, de ses méthodes et de ses défis. Si les thématiques abordées s’avèrent irritantes pour ceux qui ont décidé de faire de l’histoire leur métier, Frédéric Sallée a le grand mérite de garder un ton dépassionné et rigoureusement scientifique. Présentant les inepties des tenants d’une histoire sacrifiée sur l’autel du conformisme, il décrypte et conteste soigneusement leurs théories sans jamais verser dans le manichéisme. Alors que la collection « Idées reçues » invite à déconstruire certains mythes et clichés, l’auteur garde un propos modéré et montre que les réponses ne sont jamais tranchées et sûres comme le rôle des lois mémorielles. Ambitieux, l’ouvrage n’en demeure pas moins facilement accessible et devrait être lu par toutes les personnes aimant l’histoire, car diffuser un divertissement historique à une heure de grande écoute implique des enjeux complexes qu’il convient de cerner.