A contre-courant de certaines idées de la gauche alternative, le philosophe Frédéric Lordon revient sur la nécessité des institutions.

Au sein des mouvements politiques récents qui ont agité la France, certains des discours, comme celui de la ZAD ou du Comité invisible, appellent à une destitution permanente des pouvoirs établis, à « se rendre ingouvernable », autrement dit à refuser toute institution, au nom d'une vie humaine libérée des hiérarchies qui l'étouffent. Frederic Lordon, dans son dernier ouvrage publié aux éditions de La Fabrique, se propose d'analyser et de critiquer ces discours. Il remonte en particulier aux théories philosophiques qui forment ces discours, pour en analyser les enjeux. Il admet le fait que les institutions peuvent être un enfer pour ceux qui les vivent, au sens où elles conduisent souvent à une pétrification des comportements individuels du fait de la hiérarchie qu'elles imposent, et donnent souvent à des individus qui trouvent du plaisir dans la domination le moyen de mettre en œuvre ces pulsions de domination (p. 16-18). Mais ces caractères, nous le verrons, ne rendent pas en eux-mêmes caduc le principe même de l'institution.

 

L’éthique comme politique et ses impasses

Parmi ces discours de l'anti politique, F. Lordon se concentre sur quatre d'entre eux qui selon lui l'incarnent de façon remarquable : J. Rancière, Deleuze, Badiou et Agamben. Selon l’auteur, la théorie politique de Rancière met surtout en avant le moment de re-partage de la vie quotidienne entre les différentes aires de l'acceptable et de l'inacceptable, de redistribution des sensibilités, des mœurs, etc., qui serait selon lui le seul moment de politique et de liberté véritable, le reste relevant de la police.

D'une façon similaire, pour Deleuze, la liberté au sens propre du terme se réalise dans les lignes de fuite qui pluralisent le réel et font accéder les personnes à des virtualités d'être autres ; ces lignes de fuite cependant ne peuvent être que fugaces, temporaires. Elles retombent toujours dans la réification.

Badiou de son côté situe la politique non seulement dans l'événement, mais malgré tout dans la fidélité à l'événement. C'est-à-dire dans la capacité du militant politique à porter en lui la puissance d'un principe qui s'est réalisé à telle ou telle occasion dans le champ politique et qu'il s'agit de faire valoir dans toutes les parties de son existence, ce qui est difficilement atteignable par le commun des mortels.

Enfin, Agamben est celui qui porte peut-être le plus la charge de la critique, puisque son discours ne revendique rien de moins que la destitution des dispositifs qui s'imposent à la « vie nue » de l'être humain et l'arraisonnent, dont même le langage fait partie (p. 73). Quel est l'outil critique qui permet de rassembler tous ces auteurs ensemble ? C'est l'idée d’anti-politique, comme rejet éthique de la politique : ils ne retiennent de valable dans la politique que ces moments (ligne de fuite, événement, destitution, fidélité à l'événement) où les collectivités humaines s'ouvrent à une réalité autre, qui les dépasse, et acceptent de se laisser transformer par elle, comme dans les révolutions où les collectivités entrent en ébullition et laissent un instant de côté leurs différenciations antécédentes.

Or, pour F. Lordon, il ne peut y avoir de vie sans institutions, autrement dit sans règle collectivement produite, appliquée, et stabilisée. Partant de Spinoza, on peut affirmer que les individus perçoivent les uns dans les autres des chances de favoriser la pérennité de leur être, et forment ainsi des collectifs, dont les façons d’agir sont perçues de façon positive en ce qu’ils sont attachés à cette augmentation des chances de survie individuelle. Les institutions se forment alors par les affects que les individus investissent en elles et à tout ce qui s’y lie du fait de leur besoin de certitude. Dès lors que nous ne sommes pas parfaitement rationnels, autrement dit incapables de saisir pleinement et de façon intuitive les chaînes causales par où nous sommes déterminés, nous ne pouvons éviter d’attacher une valeur parfois irrationnelle à des institutions collectives du fait de cette simple constitution affective de l’imaginaire (p. 105-108). L'institution comme réification ou stabilisation des collectifs dans des formes au sein desquelles les individus pensent trouver une garantie de pérennisation de leur être s'oppose, dès lors, aux moments exemplaires que les auteurs susmentionnés mettent en avant. Cette opposition entre exemplaire et quotidien recoupe celle entre les « plus nombreux » et les « moins nombreux » propre à la philosophie antique. Il est possible que certains accèdent à ces fameuses lignes de fuite ou à cette forme de conduite absolument rationnelle qui doit être celle du militant politique chez Badiou, mais on ne peut appeler à la ligne de fuite permanente ou à ce que tous deviennent des militants politiques idéaux.

 

Pour une « transition de phase » de l’État

Ces considérations s’appliquent aux diverses institutions critiquées par le discours anti-politique. La première est l'État. Les tenants du discours anti-politique soutiennent qu'il serait possible de construire diverses communautés distinctes, plus ou moins autonomes, dont la croissance en attraction conduirait à un dépérissement de l'État. On sortirait alors de l'État par la multiplication des ZAD, par exemple. Or F. Lordon veut justement montrer que ce n'est pas possible, pour la raison suivante : soit ces zones où une façon de vivre différente a été instituée restent très marginales et donc non menaçantes ; soit elles deviennent menaçantes pour les profits du capital et plus généralement pour l'économie instituée, et dans ce cas le pouvoir ne se privera pas de les attaquer avec toute la force dont il dispose, et dans ce cas le choix consiste soit en la défaite, soit en la constitution d'une sorte de contre-attaque qui ne pourra pas manquer d'essayer de prendre les institutions de l'État lui-même, ne serait-ce que pour éviter la constitution d'une contre-force qui détruirait les formes de vie déjà existantes. Une telle force politique ne pourra survivre que si elle est soutenue par la force pure et simple du nombre (seul capable de faire face au retour du « refoulé » des institutions). Si elle gagne, cela recréera un affect collectif « disponible », qui soit se recristallisera inévitablement dans de nouvelles institutions, puisque l'affect collectif se stabilise nécessairement dans de l'institué, donc dans quelque chose comme un État. La question est de ne pas retomber dans des formes réifiées de collectif, et pour cela il faut une « transition de phase » vers un état « mésomorphe » (p. 215) de la matière politique, comparable à celui des cristaux liquides. Autrement dit, il faudrait produire des institutions suffisamment plastiques pour admettre des transformations et ne pas devenir une source de domination des éléments qui en font partie. Atteindre un tel état n'est certainement pas aisé. Le moment de l'émergence d'une nouvelle unité politique n'expose-t-il pas celle-ci à une violence telle qu'elle contraint la nouvelle unité à se réifier au maximum, par exemple sous un commandement militaire, de telle sorte qu'il est inévitable qu'elle soit réifiée (p. 200-201) ? C'est ce que les cas de la Révolution française, la Commune, et même celui de l'URSS tendent à nous montrer. Le moment de la naissance apparaît ainsi comme un moment particulièrement crucial pour le devenir des pratiques collectives.

F. Lordon interroge également la possibilité, d'une part, de se passer de travail, et d'autre part, de se passer d'argent. On peut sans doute se débarrasser de la forme elle-même du travail salarié telle qu'elle existe dans le monde capitaliste, surtout si les salaires sont globalement socialisés grâce à un développement du modèle de la cotisation (comme dans le modèle de Bernard Friot d'un salaire universel), mais on ne peut pas se passer selon F. Lordon de la division du travail elle-même. En effet, celle-ci est absolument nécessaire pour produire des biens suffisamment nombreux et suffisamment variés pour satisfaire une diversité de désirs.

Pareil pour l'argent : le commerce à une certaine échelle, qui seul rend possible un certain niveau matériel d'existence, devra inévitablement lui aussi s'accompagner de l'existence d'une institution monétaire, en tant que garantie universellement reconnue des échanges. La réciprocité interpersonnelle ne peut garantir l'échange qu'à un niveau collectif restreint ; c'est l'existence d'une partie externe aux échanges qui permettra à ceux-ci d'avoir lieu lorsqu'il n'y a pas de réciprocité inter-personnelle préexistante, autrement dit, une institution monétaire. L’auteur interroge également la pulsion existentielle qui se trouve selon lui derrière les politiques de l'anti-politique : la fuite de toute médiation, pour retrouver un rapport d’immédiateté absolue avec le réel (p. 283-285). Or pour F. Lordon on ne peut vivre qu’avec des médiations plus ou moins imparfaites avec le monde. Telle est la manifestation de notre finitude.

 

Vivre sans totalités ?

F. Lordon nous propose ainsi une défense passionnée et intéressante du fait institutionnel face à toutes les tentations de refus de l'institution. Une telle défense est salutaire dans un contexte où la gauche, définitivement désillusionnée semble-t-il face au désastre de la montée en puissance du libéralisme sous sa forme néo-autoritaire, a beaucoup de mal à envisager ce que serait un futur soutenable.

Le concept d'institutions mésomorphes est également fort intéressant car il permet de penser un schème général d'institutions qui échapperaient à la réification. L'auteur envisage la possibilité d'institutions mésomorphes à grande échelle, dont il trouve des linéaments dans le Chiapas mexicain ou dans le Rojava syrien (voir par exemple p. 141). Mais il n'entre pas dans le détail des principes de ces institutions mésomorphes. Certes, il revient à la pratique sociale de les créer, mais des préfigurations utopiques nous semblent utiles justement pour activer ou soutenir les affects collectifs de créativité sociale.

Ensuite, on peut regretter que F. Lordon ne s'émancipe pas un peu de la conceptualité spinoziste qui nourrit son analyse. Il nous semble que son propos devrait davantage s’en passer pour atteindre le grand public qu'il aspire à l'évidence à toucher si l’on suit jusqu’au bout ses principes théoriques.

Enfin, nous voudrions peut-être interroger un de ses préposés théoriques, notamment sa défense de l’idée de totalisations en politique, autrement dit de schémas globaux de gouvernement d'une société (p. 265). Le concept de totalisation est notamment très présent dans la Critique de la raison dialectique de Sartre, pour décrire la façon dont la pratique humaine construit des schémas globaux d’agencement du réel. F. Lordon oppose la totalisation au fragment, pour affirmer qu’on ne pourrait pas vivre « en fragments », qu’à toute étape se reconstituent des unités. Mais ces unités sont un fait de l’esprit : l’auteur admet également que considérer qu'il existe des « unités » ou des « totalités » nous aide à agir, comme c’est le cas par exemple de la constitution du moi au sein du stade du miroir lacanien. Cependant, si l’idée même d’unité est nécessaire à l’action, la théorie ne doit pas se laisser excessivement séduire par elle. Il ne faudrait pas déduire de la nécessité de l’unité comme schème de perception l’idée un impératif d’unification du social par la politique sous un principe régulateur quelconque, par définition inatteignable et facteur historique, on l’a vu, de dominations. Définir à partir de l’idée d’institution mésomorphe des dispositions d’action comme « favoriser la pluralisation du social » et « la plasticité des institutions existantes », nous paraît à cet égard préférable. Cela ne préjuge pas d’une orientation « délibérativiste » ou « consensualiste » ; tout moment réellement révolutionnaire fait, du moins dans ses dispositions initiales, advenir une telle pluralisation.