Une somme de courts traités du théologien Karl Rahner sur le fondement dogmatique, la christologie, l’anthropologie théologique et l’eschatologie du christianisme.

Sous-titré « Études sur le fondement dogmatique, sur la christologie, l’anthropologie théologique et l’eschatologie », ce douzième volume des Œuvres du grand théologien du XXe siècle Karl Rahner rend accessible un certain nombre de textes plus ou moins courts qui prennent pour sujet des questions importantes de la foi catholique, comme des esquisses ou des ébauches de réflexions théologiques sur des questions étant rarement posées comme telles. Si l’unité des textes réunis n’est pas thématique, elle est chronologique : les textes publiés ont été écrits entre 1950 et le milieu des années 1960.

Dans sa préface, Évelyne Maurice distingue deux éléments importants de la vie du théologien qui donnent un éclairage à ces textes. Elle relève, d’une part, son activité pastorale pendant la guerre, qui pourrait expliquer la relative simplicité et le caractère relativement peu spéculatif de certains questionnements, proches de celui des gens auprès desquels Rahner a été envoyé en mission : on pressent à la lecture de nombreux textes l’exigence de Rahner de rendre la foi aussi intelligible que possible. D’autre part, son activité d’enseignant, dont la grande clarté et le souci presque pédagogique de certains textes portent l’empreinte.

Dans l’évolution de la pensée du théologien, ce volume, remarque É. Maurice, est marqué par la perte d’importance relative du thomisme (École de pensée inspirée des écrits de saint Thomas d’Aquin) au profit d’une philosophie transcendantale chrétienne, inspirée entre autres de Heidegger. L’important, pour Rahner, ce n’est pas seulement de reprendre les grandes questions traditionnelles de la théologie – telles qu’elles sont exemplairement et systématiquement traitées dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin – mais de s’interroger comme le dit Sesboüé   dans un ouvrage qu’il lui consacre, « sur les conditions de possibilité de leur accueil par l’homme ». La réflexion menée sur le « mystère », initialement présentée à partir de la réponse traditionnelle et thomiste, glisse vers un recentrement transcendantal de la question : non plus « Qu’est-ce que le mystère ? » à laquelle on répond traditionnellement « Ce à quoi a accès la seule foi », et non la raison. Mais Rahner pose la question autrement en disant : « Nous nous interrogeons donc au sujet de l’homme en tant qu’il est l’être ordonné au mystère comme tel, cette ordination faisant partie des constitutifs de son essence aussi bien dans sa structure naturelle que dans son élévation surnaturelle ». Autrement dit, pour Rahner, on ne peut pas faire l’économie d’une question philosophique et théologique consistant à savoir ce que doit être l’homme. Il s’agit - et c’est la dimension transcendantale de la théologie rahnérienne - d’étudier les conditions de possibilité d’une transmission à l’homme d’une parole de Révélation ou d’une reconnaissance par l’homme du Sauveur en Jésus.

 

Une clarification et une démarcation des compétences des théologiens

Une des volontés manifestes de la pensée rahnérienne, c’est de distinguer les différents domaines de la théologie et d’assigner à chacun des exigences, des points de départ, des missions et des méthodes. Cette quête de rigueur, qui consiste à savoir quelle instance peut légitimement dire quelque chose au sujet de l’homme, de Dieu ou d’un autre objet de la théologie est dans cet ouvrage magnifiquement illustrée par sa réflexion sur le mystère. Ainsi dans « Le concept de mystère dans la théologie catholique », Rahner souligne l’actualité de ce concept pour notre temps, avant d’essayer de faire saillir ce qu’est, précisément, le mystère. Dans la théologie traditionnelle, dans laquelle la Révélation est avant tout conçue comme un contenu, on qualifiera de « mystère » les propositions auxquelles on ne peut pas parvenir à l’aide de la raison. Dès lors, le mystère est déterminé de manière seulement négative : il est ce à quoi la raison ne peut accéder, à la différence de la foi. Avançant dans une démarche différente, Rahner cerne le mystère davantage comme ce qui « détermine essentiellement et toujours le rapport qui règne nécessairement entre l’esprit créé et Dieu », et non comme obscurité plus ou moins provisoire. En insistant sur l’esprit de l’homme, irréductible à la seule raison, et sur la dimension structurelle et anthropologique (et non seulement cognitive) du mystère, Rahner revivifie le questionnement théologique.

Il en va de même dans « De l’inspiration de l’Ecriture » qui expose avec brio dans quelle mesure il faut penser que les auteurs des textes canoniques sont à la fois Dieu et des hommes. Rahner repense la double injonction à considérer que les auteurs de ces textes sont à la fois pleinement les hommes qui les ont écrits - comme les auteurs des autres livres en sont pleinement les auteurs – contre une thèse qui ne ferait d’eux que des réceptacles de la parole de Dieu ou des secrétaires écrivant sous sa seule direction. Comme le dit Rahner : « Que Dieu soit un auteur n’entre pas en concurrence avec la qualité d’auteur des êtres humains, elle n’en est pas une atténuation ». Les auteurs des livres bibliques n’en sont pas moins auteurs, parce que Dieu est aussi leur auteur. Et Dieu, de son côté, devient auteur en faisant de l’homme un auteur « car Dieu seul peut mettre en œuvre la liberté humaine de telle sorte que cette dernière et son œuvre soient constituées et non pas limitées, qu’elles soient réalisées et non pas diminuées par cette impulsion divine ». L’auteur humain n’est indépassablement auteur qu’en tant qu’il est inspiré par Dieu - sans que cela signifie un quelconque abandon de sa position d’auteur singulier. Pour illustrer cette thèse, Rahner donne l’exemple de l’épître à Philémon, dont Dieu est auteur sans avoir écrit de lettre à Philémon. Comme le précise Rahner, « il est auteur dans la mesure où il veut absolument et de manière efficace que l’Église, dans son amour qui forme une communauté, se représente sa nature, sa foi et son amour dans une telle lettre, « canonique » à jamais. Parce que Dieu veut cette lettre, dans cette direction qui n’est pas celle des hommes, bien qu’elle doive justement être ainsi voulue par les hommes ».

 

Au carrefour des savoirs

Par ailleurs, nombreux sont les articles dans lesquels Rahner expose ce qu’on attend de chacune des disciplines théologiques - et ce qui par contrecoup y échappe. Ainsi renvoie-t-il dans « Exégèse et dogmatique » de façon exemplaire exégètes et dogmaticiens à ce que la théologie catholique attend d’eux, après avoir exposé les griefs de chaque discipline. En effet, Rahner rend compte du sentiment des dogmaticiens en disant que parfois les exégètes se sentent peu liés à la théologie et agissent comme si le but dernier de la théologie était l’interprétation la plus exacte possible du texte biblique ; de la même façon, les exégètes peuvent trouver que les dogmaticiens veulent entraver leur travail par des considérations dogmatiques. Ce que propose Rahner, pour retrouver une forme d’entente, c’est que les exégètes montrent, sans pour autant manquer de probité, comment les résultats de la recherche exégétique s’accordent avec les données du dogme, et que, de leur côté, les dogmaticiens fassent l’effort de se soucier des acquis de l’exégèse pour fonder également sur le texte, et pas seulement sur le dogme, ce qui doit être objet de prédication. Dans « Philosophie et théologie », Rahner souligne et réaffirme l’unité étroite de ces deux disciplines et essaie de justifier pourquoi il est théologiquement important non seulement que la philosophie soit un élément important de la théologie, mais que, du même mouvement, la philosophie soit autonome - et non ancilla theologiae.

L’article « Problèmes actuels de christologie » illustre aussi la nécessité que chacun ne dise à propos du Christ que ce qui est de sa compétence. Rahner y montre, par exemple, que le dogme christologique de l’Église n’est pas et n’a pas la prétention d’être la traduction parfaite de ce que dit la Bible et que, dès lors, les efforts des exégètes pour approfondir l’étude de la figure christique dans la Bible sont pertinents - sauf à vouloir s’en servir pour pointer l’insuffisance du dogme. Ainsi, l’affirmation centrale des Évangiles, qui proclame que Jésus est le Messie devenu le Seigneur, est-elle, questionne Rahner, « dépassée par la notion métaphysique de filiation divine, entendue au sens que nous lui donnons dans la définition de Chalcédoine [Jésus est à la fois vrai Dieu et vrai homme, parfait dans sa divinité comme dans son humanité] ? Est-il bien sûr qu’elle n’ait plus qu’un intérêt historique en tant que première formulation si elle n’était importante que pour Jésus en face de Juifs ? » Autrement dit, peut-on réduire ce que les textes disent, dans leur éventuelle plurivocité, dans l’ambiguïté par exemple de la titulature de Jésus, à ce qu’en a conceptualisé la théologie dogmatique ? Ou y a-t-il dans ce geste perte pour les chrétiens ? Fidèle à l’exigence de sens que doit avoir pour l’homme la théologie et à sa démarche transcendantale, Rahner essaie également de réfléchir au Christ comme la libre épiphanie de Dieu dans l’histoire que l’homme attend. Il s’interroge également à propos de l’éventuelle insuffisance de la réduction du Christ réel à sa déduction transcendantale comme à l’énoncé dogmatique. En d’autres termes, a-t-on tout dit quand on a dit du Christ qu’il était vrai Dieu et vrai homme, et libre épiphanie de Dieu ? Prolongeant l’analyse, Rahner cherche à enrichir la réflexion christologique par une phénoménologie de la relation de l’homme croyant au Christ, accordant ainsi à la christologie, non seulement une part exégétique, mais également une part proprement philosophique.

 

Où tout ou presque peut devenir objet d’un questionnement théologique

Plus originaux sont ses propos sur ce que pourrait être une théologie de l’enfance, ou le rapport de la poésie à la théologie - toutes deux ayant à cœur d’œuvrer à partir de la parole. Dans « Pour une théologie de l’enfance », Rahner décrit ce que seraient les linéaments d’une telle réflexion, commence à répondre à la question de savoir ce que la Révélation divine dit de l’enfance et « quelles sont la signification et la mission de l’enfance dans le dessein de Dieu créateur et sauveur ». L’importance de l’enfance, d’après la Révélation, c’est qu’elle n’est pas « l’échafaudage provisoire d’une construction, l’âge adulte », mais qu’elle demeure. Il y a dans l’enfance quelque chose qui reste. Le christianisme semble particulièrement investi dans la reconnaissance du fait que l’enfant est un être humain qui possède une pleine dignité, il n’est pas qu’une « préparation à », une « ébauche de ». L’enfant, c’est celui que Dieu appelle par son nom et qui, dès le commencement, est le partenaire de Dieu : à ce titre, il a une singularité et une individualité propres. Et si la Bible fait de l’enfant le prototype de celui pour qui le Royaume des cieux est arrivé (Mt, 19,14), ce n’est pas parce que l’enfant serait cet être absolument innocent, mais plutôt parce qu’il est celui qui se montre insouciant à l’égard de Dieu, et ose demander sans arrière-pensée, loin donc de tout pharisaïsme ou de toute mauvaise conception de Dieu comme comptable des péchés et des bonnes actions.

De façon plus surprenante encore, K. Rahner réfléchit sur la question de la poésie et de son rapport à la foi, dans « Prêtre et poète » et dans « La parole de la poésie et le chrétien ». Il ressort de ces  questionnements une admirable réflexion sur la parole, pensée incarnée, qui semble pouvoir se distribuer en de nombreuses classifications (paroles qui unissent / paroles qui divisent ; paroles utilitaires / paroles originelles ; paroles claires / paroles obscures). A partir de cette réflexion sur les paroles, Rahner définit le poète comme celui qui prononce un mot originel, et non pas « un homme qui dit, sous une forme agréable et superflue, en « rimes », en paroles sentimentales et avec prolixité, ce que d’autres - les philosophes et les savants - ont dit plus clairement, plus sobrement et plus intelligiblement ». Aussi ce que disent les poètes est beau au sens où est belle la pure apparition de la réalité. Par contraste, la parole du prêtre est la parole, efficace, de Dieu. Le prêtre, explique Rahner, ne parle pas de lui-même. Contrairement au poète, sa parole ne délivre pas les choses du monde de leur obscurité, mais elle rend Dieu présent aux hommes. Et cette parole, c’est Dieu qui l’a dite. Par cette parole, Dieu n’est pas présent au monde comme sa cause ou son explication, mais comme Dieu, presque au sens de personne.

Finalement, cet ouvrage, s’il n’a pas l’importance du Traité fondamental de la foi, en reprend en quelque sorte la méthode pour réfléchir à diverses questions, s’adressant aussi bien à des spécialistes qu’à ceux qui le seraient moins, mais qui seraient intéressés par une réflexion théologique puissante et décisive.