La philosophe Marylin Maeso a voulu croire dans les vertus de l’échange permis par les réseaux sociaux, avant de déchanter face à un système d’expression publique qui encourage surtout l’invective.

C’est sur un motif prêté par Albert Camus que l’auteure de cet opuscule, professeure de philosophie, propose une réflexion fort étayée sur les mécanismes et les enjeux de certains réseaux sociaux, en l’occurrence Twitter. Le propos de Camus est celui-ci : « Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter ». Ces mots s’appliquaient à l’époque de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. Par eux, Camus voulait attirer l’attention sur la nécessité du dialogue et de la discussion à l’encontre de la lutte à mort, de la simple conviction imposée à tous et de la violence des répliques dans des apparences de débats. Il notait en cela que le refus du dialogue résulte d’une peur de la différence, de l’échange raisonné et de l’argumentation.

Forte de cette référence, Marylin Maeso s’attaque à la conspiration du silence désormais imposée à tous, qui a pour premier effet délétère de laisser les idéologies proliférer. Comment ? Sous les espèces de Twitter, dont elle analyse les traits majeurs, pour elle fascinants. Mais son analyse s’appliquerait tout autant à d’autres situations proliférantes de nos jours, qui orchestrent un refus généralisé et absolu de la discussion, au profit d’une nouvelle loi du bâillon, de l’insulte et de la vocifération.

Twitter est donc un nouveau lieu, fascinant, de censure intellectuelle. Là où Maeso croyait pouvoir trouver un lieu de débats argumentés, même en peu de signes, elle s’est trouvée confrontée à des processus dont la finalité est d’étouffer tout dialogue. Elle ouvre un compte Twitter en 2016. Elle pense y trouver une agora virtuelle, un lieu où pourraient être prises en compte des discussions de thèmes qui jusque-là n’avaient pas droit de cité, lesquelles auraient pu, grâce à ce moyen, être tenues par n’importe quel(le)s citoyen(ne)s. Mais, ajoute-t-elle, « la lune de miel socratique fut brève ». Elle constate vite que, sur ce réseau social, le dialogue se mue en polémiques conduites par des Trolls et des semeurs de zizanie professionnels. Pour ceux qui ne le savent pas, on appelle « Troll », dans ce domaine, les internautes ayant pour habitude de provoquer les autres par des propos outranciers ou agressifs sur les réseaux sociaux.

 

Déclencher des polémiques

Tel se révèle sans doute moins Twitter (le moyen technique) que les utilisateurs de ce média et d'un type de format d’expression : polémique contre argumentation. En d’autres mots : champ de bataille, rhétorique de la tactique militaire, tank lancé dans la parole. Le but : mettre l’ennemi à mort (symboliquement). La forme des propos sur Twitter est « identique à celle que l’on retrouve dans la propagande de guerre », écrit l’auteure. Simplifier l’autre, faciliter son exécution dans des scènes de batailles incongrues entre des clans qui s’invectivent, telle est la logique de l’échange sur Twitter.

L’auteure ne cherche pourtant ni à rire, ni à condamner, ni à mépriser tout cela : elle cherche plutôt à comprendre – pour paraphraser une formule de Baruch Spinoza. D’autre part, au-delà de cette question propre de Twitter, pris à tort ou à raison comme lieu de débat, il reste la question plus globale des réseaux sociaux qui n’est pas entièrement réglée par le propos de Maeso.

Restons cependant avec elle sur le plan proposé : Twitter. Voici les caractéristiques de ce média relevées par l’auteure. D’abord, un fonctionnement à l’anonymat. Pour un certain nombre d’utilisateurs, l’anonymat fait office de substitut de courage, permettant de faire et de dire à l’autre des choses qu’on serait incapable de lui infliger en face. On se trouve très proche des mécanismes de la frustration et des catalyseurs de haine. Cela relève aussi d’une tactique : obtenir, à force d’insultes, que l’agressé entre lui-aussi dans le jeu de l’insulte. La violence et le mépris sont ainsi érigés en règle de vie. La présence de l’écran, en médiateur, facilite évidemment les comportements les plus incivils.

L’observatrice relève ensuite que ce média déploie une véritable inaptitude au dialogue. En surcroît de comportements hostiles banalisés, le réseau fait ressortir le pire en chacun de nous ou de ses utilisateurs. Le projet du Troll est celui-ci : anéantir l’autre. Et dans ce dessein, il convient de le simplifier : simplifier l’autre pour le résumer à une silhouette, faciliter par là-même son exécution. Parce qu’il est plus aisé de supprimer ce qui est devenu une abstraction que de supprimer une personne en chair et en os.

Enfin, pour relever l’essentiel, l’échange à la mode de Twitter incite à ranger le plus vite possible chacun et chacune dans une case hermétique. Dans quel but ? Évidemment, pour s’épargner les désagréments d’un débat contradictoire. Sur Twitter, il n’est plus besoin d’écouter, d’analyser le discours de l’autre. Il faut le percer à jour, lui coller une étiquette, et faire fructifier le caractère qu’on lui prête en le dénonçant.

Pour tout dire, Maseo dégage de son analyse les traits d’une bipolarisation constante et mécanique des rapports entre les personnes. Par conséquent, « l’espace de discussion que j’espérais revêt ainsi les atours d’une scène de crime ».

 

Essentialiser l’autre en monstre

Lorsqu’on analyse les propos tenus sur Twitter avec l’œil de la philosophe, on rencontre encore nombre de traits problématiques. N’insistons pas, l’auteure a raison de le rappeler, sur les cas les plus connus de méfaits sur ce réseau. Par exemple, les insultes et même beaucoup plus dont furent victimes Nadia Damm, Raphaël Enthoven dans un autre cas, mais aussi les insultes réciproques entre Médiapart et Charlie Hebdo. Et quelques autres exemples, toujours signalés et précisés en notes.

Revenons plutôt sur un des processus dégagés par Maeso, l’essentialisation, ici sous mode spécifique : coller une étiquette définitive à quelqu’un et le stigmatiser à travers elle. Et du coup, ne plus jamais modifier quoi que ce soit de la catégorie appliquée. Il est ainsi des mots indispensables aux fléaux promus par les Trolls. Parmi ces mots, dans ce type d’usage : « sexisme », « racisme », etc. Les accommodements avec des mots qui sont proférés pour blesser sont nombreux. Comme nombre d’autres mots, ceux-ci glissent aisément d’un problème à une essentialisation, transformant les individus en tendance ou en phénomène global. Dans ce contexte (celui des réseaux sociaux en général), les mots offrent des raccourcis faciles permettant de clouer le bec à peu de frais à son « interlocuteur », ou plutôt à sa cible. Nul besoin d’écouter ce qu’il dit. Il est classé, et ce classement interdit de proposer un quelconque débat.

« Totalitaire » ou « génocidaire », dans d’autres cas, fonctionnent de la même manière. L’objectif étant de diaboliser suffisamment l’interlocuteur pour le réduire au silence. « Facho » ou « réac » ponctuent non moins les propos de ce réseau. Ce que l’on serait finalement compterait plus que ce que l’on serait à même d’énoncer.

Et que dire des invectives sexistes ! Maeso en déploie quelques-uns sur lesquelles le lecteur s’arrêtera. Elle égrène ainsi une sorte de fabrique de l’autre en monstre en vue de justifier le propos tenu, les manières de faire dire à quelqu’un l’exact contraire de ce qu’il dit.

 

Les procès d’intention

On pourrait objecter à Maeso son usage du terme « polémique ». Elle le prend négativement. Cela dit, elle a finalement le souci de distinguer tout de même les « combats d’idées » structurés par des arguments et les « polémiques » qui ne consistent en rien d’autre qu’en des imprécations mutuelles et des accusations toutes plus déraisonnables les unes que les autres. En ce cas, il n’y a pas impossibilité de discuter mais provocation calculée afin de supprimer la discussion.

Plus largement – ou disons, au-delà des individus – l’enjeu est aussi relatif au problème des sujets brûlants. De tels sujets devraient être pris au sérieux, exclure les réponses non réfléchies et empêcher les formules faciles. Sur ce motif, l’auteure revient sur de nombreuses polémiques récentes concernant tantôt les mots, tantôts des faits et des personnes. Tel est le cas de la question de l’« islamophobie » : que désigne le terme précisément ? faut-il confondre les mots et les choses en ce domaine ? La polémique n’est pas terminée, mais Maeso étudie le fonctionnement des discours autour d’elle : essentialisation par les uns, exploitation stratégique de l’étymologie pour les autres. Une partie de l’ouvrage tourne autour de ces points, à juste titre, en citant des discours très précis et les personnes qui les tiennent ; des discours qui procèdent d’accusations en fin de compte dommageables pour ceux qu’elles prétendent défendre.

Parmi ces problèmes soulevés, on compte encore celui du « racisme anti-blanc ». Mais ce syntagme ne signifie pas la même chose dans la bouche des uns et des autres. Malentendu ou mésentente ? Les pages consacrées à ce problème éclairent la perspective de l’auteure. Les lecteurs s’y confronteront. Mais ce que Maeso remarque avec pertinence, c’est que, dans le cadre de Twitter, nul ne cherche à construire la question posée. Elle est donnée d’emblée dans des catégories fermées et ne peut faire l’objet que d’une alternative rigide. De ce fait, on est toujours le traitre d’un autre, dans ce jeu où chacun avance masqué et où les mots cherchent à avoir un impact direct sur les esprits.

Comment ne pas observer dans ces pages comment la logique consistant à diaboliser l’adversaire et à voir en lui une menace plutôt qu’un interlocuteur s’est confortablement installée chez nous, avec notre bénédiction ? La liste des points d’enquête effectués par l’auteure montre comment se constituent de soi-disant « délits d’opinion », aboutissant à l’intimidation pour faire taire l’adversaire. Dans cette liste, on remarquera la présence de propos portant sur le livre de Houria Bouteldja (Les Blancs, les Juifs et nous, 2017). Maeso refuse de polémiquer avec cette auteure. Elle prend la plume durant tout un chapitre pour démonter les critiques de Bouteldja en faisant émerger les profonds désaccords qui sont les siens. Mais si cet exercice critique termine l’ouvrage, c’est aussi pour nous faire constater que l’argumentation requiert du temps et de la place, en quoi 280 signes ne permettent pas grand-chose.

Moyennant quoi, il manque sans doute une conclusion à ce développement que tous devraient au moins parcourir. Cette conclusion manquante est celle qui permettrait d’indiquer ou de suggérer comment sortir de cette situation, par la régulation, la suppression du média ou par l’éducation des utilisateurs.