Quelques jours à peine après la dernière émission de La Fabrique, Emmanuel Laurentin a accordé un entretien à l’A.P.H.G. pour la revue Historiens et Géographes.

Combien de vocations ses émissions auront-elles fait naître? Combien de développements ou de précisions de nos cours sont-ils liés à l’écoute de La Fabrique de l’Histoire, ou aux lectures qui ont suivi les émissions ? Quelques jours à peine après la dernière émission de La Fabrique, Emmanuel Laurentin a accordé un entretien à l’A.P.H.G. pour la revue Historiens et Géographes n°447 (août 2019, pages 16 à 22).

 

Historiens et Géorgraphes : D’où vient votre goût pour l’histoire et pour le journalisme d’histoire ?

Emmanuel Laurentin : J’ai été élève au lycée Victor-Hugo à Poitiers mais ce n’est pas là qu’est né mon goût de l’histoire. Il se trouve que mon grand-père était membre de la Société des Antiquaires de l’Ouest. Dès l’âge de 10 ans, voyant que je m’intéressais un peu à l’histoire, il a jeté son dévolu sur moi. À partir de ce moment-là, j’ai passé de longs moments chez lui, à lire les numéros d’Historia ou d’Historama, revue auxquelles il était abonné dans les années 1960 et au début des années 1970. Il me racontait l’histoire non seulement de la famille mais aussi des sociétés rurales au XIXe et au début du XXe siècle, puisqu’on était en plein cœur du Poitou. C’est d’abord par ce biais que j’ai découvert l’histoire.

Mon instituteur m’a écrit récemment que j’étais bon en histoire, mais je m’étais jusqu’alors raconté une autre histoire : c’est davantage au moment de l’hypokhâgne, subjugué par la connaissance historique de mon professeur qui était, disait-on, un ancien élève de Charles Dullin. Il faisait des cours minutés précisément : sur la naissance du Linéaire B, la Révolution française, sur tout, il était passionnant, il m’a bluffé. Il m’a retourné puisque je n’étais pas parti pour faire de l’histoire.

J’ai fait ma licence. Comme j’étais à Poitiers mais que j’étais mauvais latiniste, je n’aurais pas pu faire des études d’antique, mais en revanche, pour des études médiévales, c’était possible. J’étais aussi assez fasciné par mes professeurs qu’étaient Georges Pon, Elisabeth Carpentier, Robert Favreau qui était le grand spécialiste de l’histoire de la région. C’était passionnant de les suivre et de les écouter, donc j’ai fait un Master d’Histoire médiévale, et d’Histoire de l’Art en même temps.

Après un gros plantage à l’agrégation, je me drape dans ma dignité en me disant « Ils ne veulent pas de moi, je vais faire autre chose ». Je vais faire mon service militaire et là, un de mes camarades de la fac d’Histoire me dit qu’il avait passé le concours d’entrée à l’ESJ de Lille et me conseille d’essayer. Il se trouve que pendant toutes ces années, les années 1980, je faisais de la radio libre. Voilà, je suis appelé par autre chose, je vais vers le journalisme, je fais deux années à Lille, j’arrive à France Inter puis à France Culture en 1986, tout de suite en radio. Et j’oublie que j’ai fait de l’histoire. L’année suivante arrive Jean Lebrun, agrégé d’Histoire qui dirige l’équipe, et tout de suite, on retrouve les réflexes de discuter d’histoire. Pendant neuf ans, je suis chez Jean. À partir de 1990, je fais la revue de presse. Au bout de quelques années, tout en continuant la revue de presse, je propose à Patrice Gélinet qui fait L’Histoire en direct de lui faire une revue de presse historique à partir de l’événement qu’il traite en documentaire et en débat. C’est par là que je reviens vraiment à l’histoire. Deux ou trois ans après avoir commencé cette revue de presse historique, Patrice s’en va sur France Inter. L’émission étant en déshérence, je propose au directeur Jean-Marie Borzeix de repartir sur l’histoire en reprenant cette émission. Il accepte. On est alors en 1996, je quitte ce pan du journalisme. Plus tard, je parlerai de journalisme d’histoire, mais c’est à ce moment-là que ça se construit, avec des débats, des documentaires surtout.

Les réalisateurs qui travaillaient avec Patrice Gélinet m’apprennent le métier de documentariste, ce qui me passionne à ce moment-là. Je fais cette émission pendant trois ans, de 1996 à 1999. Quand Laure Adler arrive à France Culture, je l’entends me dire : « Je vais supprimer cette émission, mais je vous confie 2h30 d’après-midi, le lundi, à un horaire où il n’y a pas d’auditeurs. Vous pouvez faire ce que vous voulez. La seule obligation est de proposer à Vincent Charpentier, qui faisait l’archéologie, de venir dans votre émission. » J’appelle donc Vincent qui me répond : « C’est toujours la même chose, l’archéologie avait réussi à s’émanciper des historiens et je retombe encore sous la houlette d’un historien, je vais donc appeler ça le Salon noir, c’est un petit diverticule qui est un cul-de-sac au fond de la grotte de Niaux. » L’avantage d’avoir cette carte blanche, c’est qu’avec la toute petite équipe de L’histoire en direct, on a testé les formes que Patrice Gélinet avait inventées. C’était un grand inventeur de formes, il avait fait les grandes séries de 10h de documentaires sur la Guerre d’Algérie, sur la Guerre d’Indochine, et il a été le défenseur d’un type de documentaires historiques sur France Culture, qu’il a été un des premiers à mettre en œuvre.

A partir de cette matrice, j’ai non seulement appris à faire des documentaires, mais aussi à saisir que certains documentaires ne permettaient pas de rendre compte de certaines réalités historiques, du passé, parce que c’était un documentaire d’une heure, extrêmement centré sur un événement. Par exemple, pour un documentaire de L’Histoire en direct, je me suis retrouvé confronté à un témoin qui disait qu’il avait assisté à un événement mais j’avais la preuve par ailleurs qu’il n’y était pas. Donc que fait-on avec ce témoignage-là ? Il est ambassadeur de France à Bonn et me dit très exactement : « J’ai assisté au discours de François Mitterrand sur les euromissiles et il dit cette phrase formidable : « Les missiles sont à l’est et les pacifistes à l’ouest », je m’en souviens encore… ». Je rentre à la Maison de la Radio, j’écoute les archives, je n’entends pas la phrase. J’ai alors l’idée d’appeler Jean-Michel Gaillard qui était historien et ancien du cabinet de Mitterrand pour les Affaires étrangères ; il me confirme que l’ambassadeur ne peut pas avoir entendu cette phrase car ils ne l’avaient pas écrite à ce moment-là. Il confond avec un voyage d’État six mois plus tard à Bruxelles, au cours duquel on trouve cette formule et où il redit le même discours mais avec cette phrase qui est entrée dans l’histoire. Alors qu’est-ce qu’on fait de cela dans un documentaire, si on ne peut pas réutiliser le témoignage de l’interviewé, si on ne peut pas entendre sa voix… ? C’est là que me vient l’idée de travailler sur les « salles des mémoires », qu’on va créer ensuite dans La Fabrique naissante. On fait aussi une petite séquence Si je me souviens bien, dont le sous-titre est Mémoires faillibles, mémoires fragiles. On montre alors pédagogiquement aux auditeurs qu’un souvenir, ce n’est pas forcément de l’histoire.

En faisant un de ces documentaires, sur le 11 novembre 1918, je vais voir un vieux général français, le général Bourgeois, qui avait 104 ans à l’époque. Il nous accueille chez lui, il est en pleine forme, il est fatigué physiquement mais il tient le coup. On s’installe dans son bureau. On commence l’interview et je regarde ma réalisatrice… elle est éberluée, parce qu’il était dans un camp de Poméranie. A un moment, ça toque à la porte, on arrête l’enregistrement, arrive un monsieur qui a l’air aussi âgé et le général nous présente son fils, qui donc a 85 ans. On le salue, ça ne dure pas longtemps, il ressort. Je dis à ma réalisatrice de remettre le magnétophone et je fais signe au général Bourgeois, je lui dis où on en est, et le général Bourgeois me fait : « Non, non, il faut que je recommence depuis le début ! » On a gardé la première bande et on enregistre la deuxième, et il disait exactement la même chose, avec les mêmes mots à la même place, les mêmes phrases placées pareil. De cette expérience, qui était pour L’Histoire en direct, est née l’idée des « cascades de mémoire ». On s’est dit qu’on pouvait demander à des gens qui étaient assez âgés pour avoir leurs enfants, leurs petits-enfants et les interroger pour savoir comment avait cheminé à l’intérieur d’une mémoire familiale un traumatisme assez ancien. Ce sont des formes qui sont nées de frustrations sur la façon de faire un documentaire, en se disant : « Est-ce qu’on ne pourrait pas inventer des formes qui accueillent des préoccupations mémorielles ou historiques différentes ? » C’est de là qu’est née la « salle des discours » : on a demandé à des personnes ayant assisté à un grand discours de ne pas le réécouter ni le relire et de dire spontanément ce qu’ils raconteraient sur ce discours à quelqu’un à qui ils devraient en parler, comme à table par exemple, et ensuite de les confronter à plusieurs récits, à deux ou trois d’entre eux, et de mélanger au montage avec le discours lui-même. Par exemple, ceux qui se souvenaient des discours d’inauguration de la Cité Radieuse de Le Corbusier, pour les uns, c’était le matin, il faisait beau, on était sur le toit, pour les autres, c’était l’après-midi, il pleuvait, on ne pouvait plus voir Marseille… pour montrer la confusion de la mémoire, qu’il y avait des chemins mémoriels qui n’étaient pas forcément les chemins de l’historien.

On a beaucoup insisté sur la différence entre mémoires et histoire. On avait fait un séminaire sur la question Histoire et mémoires, à la demande de Laure Adler, avec Jacques Le Goff, avant que l’émission ne soit créée. Il faut se souvenir qu’on est en 1999, on est dans la foulée du Libération avec les Aubrac en 1997, on est à la fin des procès de la Seconde Guerre mondiale, et la question prioritaire, c’est cette question des mémoires de la guerre, des mémoires de la Shoah, qui sont en train de monter considérablement dans la société française de l’époque. Donc la première marque de La Fabrique au départ, pourrait-on dire, c’est « mémoires et histoire ». C’est pourquoi tant de formes vont être marquées par les questions mémorielles et par la confrontation des historiens et des témoins de l’époque. Ensuite, en 2004, alors qu’on va changer de format et qu’on passe en quotidienne, peut-être aussi parce qu’on s’est épuisé sur ces questions-là, on passe à la question des usages politiques et sociaux de l’histoire, parce qu’on avait assisté au grand colloque qui avait eu lieu à Paris, organisé par Maryline Crivello, Danielle Tartarkowsky, Patrick Garcia, dont les actes sont parus aux Presses Universitaires de Provence. On avait été un peu impressionnés par cette question-là.

Il y a aussi une chose, c’est que lorsqu’on est créé en septembre 1999, puisqu’il n’y a pas d’auditeurs, mon souci c’est de trouver des auditeurs, c’est-à-dire de savoir à qui on va adresser cela. C’est de là qu’est né un tropisme un peu fou, qui n’était pas partagé par mon équipe, loin de là, c’est de se dire : « On parle à des gens, il faut savoir à qui on parle ». La première chose que je fais est que je prends contact avec le groupe H-Français, donc je tombe sur Daniel Letouzey, je tombe sur Christophe Pebarthe et deux ou trois autres. Je me dis qu’on est dans l’après-midi, à l’époque, il n’y pas de podcast, donc on doit intéresser des gens qui nous écoutent pendant qu’on est à l’antenne, en particulier des profs qui n’ont pas cours le lundi après-midi. Je leur envoie donc chaque semaine le programme détaillé de la semaine suivante et je leur demande en échange leur retour. Christophe Pebarthe pointe le manque d’histoire antique, Daniel Letouzey m’adresse plein de commentaires qui vont me servir à mettre les choses en route. C’est mon premier public, c’est le premier public que je cherche à toucher, je ne sais pas qui d’autre nous écoute. C’est là qu’on met en œuvre un travail de communauté, qui sera ensuite poursuivi. S’adresser à des gens qui sont susceptibles d’être intéressés, pourquoi sont-ils intéressés, et, sans être toujours influencé par ce qu’ils nous disent, leur proposer des choses et voir leur réaction. C’est une obsession personnelle. C’est comme cela qu’on démarre.

Ensuite c’est Blois, le deuxième Blois, je n’ai pas assisté au premier Blois, c’était en octobre 1999, l’émission venait de se créer. C’est la découverte de thématiques que je n’appréhendais absolument pas avec mon passé de journaliste qui s’était désintéressé du développement de l’historiographie. Déjà l’historiographie, qui d’un seul coup m’apparaît comme un truc formidable, que je n’ai pas vu pendant mes études. L’écriture de l’histoire, je n’ai rien vu là-dessus, à part à l’occasion d’un dossier sur les moines historiens au Moyen âge à partir des travaux de Bernard Guenée. Donc je ne sais pas ce que c’est, l’historiographique, donc je lis beaucoup, je découvre ce que c’est, La Fabrique de l’Histoire, en tant que tel, c’est déjà un titre historiographique. Et puis on découvre, grâce à Séverine Liatard qui est déjà avec nous, l’histoire du genre. Je dis alors deux ou trois conneries de ma génération, de gens qui ne savent pas ce que c’est que le genre, c’est un truc américain, c’est communautariste, tout ça. Elle me dit : « Tu te trompes ». A cette époque-là, elle est en train de faire sa thèse sur Colette Audry, une femme intellectuelle du XXe siècle. Elle me pousse à faire la première émission d’histoire du genre qu’on ait faite, en 2000, à l’occasion du Festival de films de femmes de Créteil avec Michelle Perrot, avec Christine Delphi… On est parmi les premiers à s’intéresser à l’histoire du genre. Donc ça fait partie des choses qui s’accumuleront, comme des couches stratigraphiques.

Il y a l’histoire du genre, il y aura l’histoire culturelle, puis l’histoire politique et sociale, mais vue à travers les usages politiques et sociaux, l’histoire mondiale, l’histoire du sport très tôt. C’est une autre collaboratrice, Aurélie Luneau, qui est très intéressée par l’histoire du sport. On suit le premier séminaire de Paul Dietschy et Patrick Clastres à Sciences-Po, on fait des comptes-rendus pendant toute l’année. De là naît l’idée de suivre des séminaires, de suivre une étudiante en Master toute l’année, d’en faire un documentaire, de voir quels sont les doutes d’une jeune historienne, c’est la fille de Daniel Letouzey, Catherine, qu’on suit et que Séverine va voir tous les mois à peu près, pour savoir où en est sa recherche. On entre dans un autre régime que quand on interroge des historiens qui ont sorti des livres, on cherche à voir l’histoire qui est en train de se fabriquer, de voir les hésitations qui vont avec, pour montrer que les historiens et historiennes, les apprenti.e.s historiennes et historiens ont des doutes, ne savent pas toujours où ils vont, etc.

Après, on s’aperçoit aussi qu’on s’adresse à des communautés. En histoire du sport, par exemple, un jour, Aurélie me propose de faire un documentaire sur le rugby à XIII sous Vichy. Je ne sais pas, quand j’étais petit, je regardais Stade 2, je voyais bien qu’il y avait le jeu à XIII mais je ne savais même pas la différence avec le jeu à XV. Elle se lance donc dans le documentaire et fait un tour dans le Sud-Ouest pour enregistrer des gens, Ferras et les autres. Elle revient avec un documentaire. C’est le tout début du Net et là, d’un seul coup, on reçoit des mails par dizaines qui disent « Tenez bon », « Allez-y », « Merci de vous occuper du rugby à XIII ». Je ne comprends vraiment pas ce qui se passe. Et un jour arrive la fille d’Annette Wievorka, en stage de 3e, je fais du montage dans le bureau et je lui dis : « S’il y a quelqu’un qui téléphone, ne t’inquiète pas, ils peuvent avoir l’accent du Sud-Ouest, mais tu n’auras qu’à mettre le haut-parleur puisque je serai dans le bureau ». Ça sonne, elle décroche, et on entend un gars qui lui dit [avec l’accent du Sud-Ouest] : « Bonjour mademoiselle, je ne sais pas qui vous êtes, mais je voulais vous féliciter. Que la radio française s’intéresse au rugby à XIII, c’est vraiment formidable. Vous savez, Madame, je ne sais pas si vous le savez, mais Vichy, ils ont fait deux victimes : les Juifs et le rugby à XIII ! ». Et j’ai découvert que les premiers forums avaient diffusé « Appelez la Maison de la Radio, écrivez à la Maison de la Radio, sinon le XV va les empêcher de diffuser le documentaire qui rend son honneur au jeu à XIII, nous qui avons été spoliés sous Vichy, il faut absolument les défendre, sinon… » C’est pour ça qu’ils disaient « Tenez bon, tenez bon, tenez bon ». Ils avaient une mystique de la radio nationale qui était vendue supposément au XV. On a eu un énorme succès, ce documentaire n’a pas cessé d’être cité sur les sites de rugby à XIII et ça fait plus de quinze ans qu’il a été diffusé. C’est là qu’on s’aperçoit qu’il y a une dimension de justice, presque, de demande de justice en tous les cas, de communautés qui estiment que leur histoire n’est pas assez représentée, n’a pas été assez relayée. On le verra ensuite pour les questions d’esclavage, pour les questions de sexualité… Tous ces thèmes-là sont des thèmes qui mobilisent des communautés qui veulent voir reconnaître leur part dans l’histoire qu’elles considèrent comme étant minorées dans l’histoire, sinon officielle, du moins telle qu’elle est enseignée. C’est intéressant, car on s’aperçoit aussi que ces groupes de reconnaissance sont des moteurs. Dès le début, un de mes producteurs a fait une série sur l’histoire de l’homosexualité, la sortie du placard, etc, enfin deux émissions longues, et ça fera partie des choses qu’on refera régulièrement car là aussi, l’historiographie avance, on aura ensuite Régis Revenin, Florence Tamagne, puis d’autres qui viendront s’ajouter.

C’est comme cela aussi qu’on s’intéresse aux musiques électrifiées des années 1960. J’avais fait un documentaire pour L’Histoire en direct, sur l’arrivée du rock en France, j’ai fait ensuite un documentaire sur l’arrivée du rap en France, on a fait les musiques traditionnelles et la renaissance du folk, on a fait la pop française des années 1960 et 1970, avec Ange, Triangle, et tous ces groupes-là, parce que ça correspondait à nos générations, mais aussi parce que c’étaient des champs qui n’étaient pas explorés par la recherche et qui permettaient d’avoir des témoins qui étaient relativement « frais », qui n’avaient pas encore témoigné.

La bande dessinée, très tôt, j’avais fait un documentaire sur la loi de 1949, sur les publications destinées à la jeunesse. C’était aussi pour prendre ces objets qui n’étaient pas encore totalement stabilisés dans le domaine historique et qui m’intéressaient comme journaliste. Ces questions-là sont toujours intéressantes, la question musicale par exemple à la radio. C’est une façon d’allier un plaisir radiophonique avec nos préoccupations de mise à l’agenda de questions historiques nouvelles.

Ces émissions n’ont-elles pas aussi pu être déterminantes dans le lancement de nouvelles recherches ?

C’est effectivement arrivé trois ou quatre fois que des gens autour du micro s’aperçoivent qu’il n’y avait rien, comme nous d’ailleurs, en demandant à des personnes de venir débattre et qui nous répondent : « Je ne suis pas vraiment spécialiste de cet aspect, c’est un peu marginal par rapport à mon travail, mais je veux bien venir en parler, votre demande m’intéresse. » Et on s’est aperçu que sur certains points, des gens s’étaient mis à travailler sur ces questions-là, non pas parce qu’on leur avait demandé mais parce que l’occasion faisant le larron, ils se rendent compte qu’il y a d’autres personnes qui peuvent aussi travailler dessus, et c’est l’occasion de faire soit un article de revue, soit un colloque sur un sujet qui était relativement proche. On prend l’histoire par le biais, on n’est pas des universitaires, donc on doit d’abord renouveler notre stock d’intérêts. C’est une moissonneuse dans les champs du Middle West : on ne peut pas s’arrêter sinon on est avalé par la machine. On doit toujours aller de l’avant, trouver de nouveaux champs de recherches, de nouvelles façons de regarder. Et puis je déteste qu’on mette deux fois les pieds sur les mêmes terrains, donc même quand on fait la guerre de 14, pendant cinq ans, six ans, on tente de faire à chaque fois des angles différents. Ce qui est intéressant c’est d’être surpris, par exemple à 3h30 du matin quand on ouvre un bouquin, qu’on ne l’avait pas lu avant et qu’on le ferme à 8h30 parce que l’émission est à 9h et qu’on se dit : « Alors là, franchement, je n’avais jamais vu cela ! » Quand on a lu beaucoup, il y a un moment où on est quasiment en larmes devant l’inventivité, la nouveauté, le choix du champ de recherche, la façon de raconter, l’angle pris pour pouvoir traiter de la question. C’est quelque chose d’extrêmement excitant.

Dans les thèmes hebdomadaires très riches, les biographies semblaient un peu moins présentes…

C’est vrai que les questions biographiques sont des questions qu’on a très peu traitées. Il n’y a pas très longtemps, on a fait une émission sur une chanteuse, Renée Lebas, mais on prenait plutôt par cohortes. On avait ce qu’on appelait les « mémoires de groupes », pour parler de groupes qui avaient des destins plutôt similaires. On a par exemple fait les castors, ces autoconstructeurs de l’après-Seconde guerre mondiale, qui s’étaient organisés pour pouvoir se construire des maisons peu coûteuses après les destructions de la guerre. C’était une mémoire de groupe, d’un petit mouvement, un gros mouvement à l’époque, on a fait la JOC, on a fait l’histoire d’un mouvement communiste spécialisé dans les femmes… Donc on a fait des thèmes qui s’intéressaient à des groupes, mais c’est vrai que les sujets biographiques… si, on a fait Zabel Essayan, l’écrivaine qui était témoin du génocide des Arméniens. Mais c’est vrai qu’on nous proposait moins souvent des personnages que des mouvements, des œuvres collectives. On avait fait le Mouvement Football Progrès il y a longtemps, parce que c’était un mouvement intéressant, un peu original, on en parlait peu. On aurait pu faire Gourcuff plutôt que le Mouvement Football Progrès, mais c’était intéressant de prendre ce thème. Peut-être aussi que, comme le reste de l’école historique de l’époque, la biographie ne nous intéressait pas autant. Il faut se souvenir qu’avant que Jacques Le Goff s’y intéresse, on avait quelques réticences à traiter des biographies.

La programmation résulte à la fois des livres qui paraissent, des rencontres, mais peut-être aussi des propositions faites par les documentaristes ; est-ce vous qui commandiez les sujets des documentaires ?

Oui, en fait, la petite équipe de documentaristes était composée dans un premier temps d’Aurélie Luneau, de Perrine Kavran, de Séverine Liatard, puis d’Anaïs Kien et, plus récemment, de Victor Macé de Lépinay, mais aussi avec Amélie Meffre, tous ces gens-là ont apporté leurs intérêts et leurs propositions. S’ajoutent les personnes qui venaient pour un « one shot », juste pour un documentaire, qui n’avaient pas l’intention d’en faire plusieurs. C’était passionnant parce que ça permettait, à partir de tous ces regards, de faire des émissions très différentes les unes des autres. Je donnais mon accord mais je ne savais pas ce que cela pouvait donner : ils rentraient en production pendant un mois, avec un réalisateur ou une réalisatrice de La Fabrique, puis au bout d’un mois j’écoutais le résultat, parfois même le matin de la diffusion. J’étais parfois un peu surpris mais c’était une surprise positive, ils avaient tenu compte du format, ils avaient interrogé des gens qu’ils avaient rencontré sur le terrain, qui leur avaient donné des sources, des enregistrements et d’un seul coup, entre le point de départ et le point d’arrivée, c’était différent. J’étais toujours bluffé par la capacité à renouveler une thématique, m’apercevoir qu’il fallait se laisser guider vers d’autres chemins.

Il y a aussi les actualités éditoriales qui permettent de faire ça. Et puis il y a des trucs complètement grand-guignolesques. J’avais lu le livre de Giusto Traina, 428, une année ordinaire à la fin de l’Empire romain, paru aux Belles Lettres, on était au moment de L’Histoire du monde au XVe siècle. J’ai proposé à mon équipe qu’on prenne comme ça une année et que, dans les quatre émissions de la semaine, on traite quatre continents, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Europe en choisissant des événements qui seraient au cœur de chacune des émissions, pour avoir une translation géographique en même temps qu’une chronologie différenciée. On a fait ainsi 1510. On a assez vite arrêté, parce que ça voulait dire que, dans la même semaine, il fallait être capable de parler de l’Empire des Gupta, de l’Empire d’Aksoum et de tout autre chose. Ça fait partie des choses qu’on a tentées, qu’on n'a pas forcément réussies, mais ce n’est pas très grave, c’était drôle d’essayer.

Lors de votre dernière émission, vous avez évoqué un plan d’usine de Roubaix, peut-on revenir dessus ?

C’était au tout début. L’idée est que, lorsque j’ai créé La Fabrique, j’avais dessiné un grand plan sur lequel j’avais écrit « le grand hall », « la salle des mémoires », « le laboratoire », où les chercheurs venaient, « la salle des archives », « la salle des discours », il devait y en avoir encore une ou deux, avec l’idée qu’on avait ainsi un plan pour pouvoir se promener ainsi d’une salle à l’autre. En fait, le titre La Fabrique, ça venait de La Fabrique des héros, qu’était un numéro de la Maison des Sciences de l’Homme, par Pierre Centlivres, Daniel Fabre et Françoise Zonabend, sur la façon dont les nations européennes s’étaient dotées de héros pour incarner leurs valeurs supposées. J’avais beaucoup aimé ce livre que j’avais lu lorsque j’étais encore à la revue de presse et que je faisais quasiment tous les jours de la guerre en ex-Yougoslavie, et que la bataille du Champ des Merles, j’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi c’était si important pour les populations serbes, je ne nie pas le fait que c’était important, mais ça m’apparaissait, en plus une bataille aussi complexe que celle du XIVe siècle puisse être le point de référence d’une bagarre qui s’était déroulée avant la fin du XXe siècle, ça me paraissait étrange, mais en même temps on en a connu d’autres dans nos propres pays. A partir de ce terme de « fabrique », comme je suis un grand amateur des architectures industrielles du XIXe siècle, qui m’ont toujours fasciné, je me suis donc dit « Pourquoi pas créer un lieu ? », pour qu’on sache où on est, où on va. C’est de là qu’est venue l’idée d’un plan de La Fabrique que j’ai commandé à un cabinet d’architecture.

Là, on est quelque part dans le parallèle des arts, il y a de l’architecture, il y a du son, mais il manque l’image.

L’image ne m’a jamais gêné. Même si elle est apocryphe, la phrase attribuée à Orson Welles m’a toujours aidé à avancer : « L’avantage de la radio sur le cinéma, c’est que l’écran est plus grand ». Tous mes réalisateurs m’ont toujours montré que travailler le son était bien plus satisfaisant que de travailler l’image. Pendant que je faisais une émission sur le 11 novembre 1918 pour L’Histoire en direct, j’ai eu un moment étrange, un vieux monsieur que je connaissais, qui habitait à côté de chez mes parents, que j’avais interrogé pour ses souvenirs de petit garçon qu’il était au moment de la Première Guerre mondiale, qui me joue du violon parce qu’il était violoneux dans le village, très enjoué, et à un moment, je le vois partir en sanglots en me racontant comment, alors qu’il jouait sur la place de mon village, du village de mon grand-père en 1915 ou 1916, je ne sais plus... il était en train de jouer avec son petit copain. Le garde-champêtre est arrivé, pour annoncer la mort du père du petit copain. Et ce vieux monsieur qui avait 93 ans à l’époque éclate en sanglots et se met à pleurer dans le micro. Et je me dis : « C’est quoi cette pierre noire qu’il y a dans le cœur de chacun d’entre nous, qui est aussi inatteignable que cela pour que quatre-vingts ans plus tard, il s’en souvienne encore ? ». Et ça, c’est une vraie réflexion sur la question de la mémoire, sur la question de la place de l’histoire traumatique qui peut vous faire éclater en sanglots quarante ans plus tard sans s’en rendre compte, au cours de la discussion. Et c’est une histoire qui est charnelle, qui est très proche, qui tient du rapport à l’autre qui est toujours passionnant. On apprend beaucoup de choses en allant interroger les gens. Et ça, c’est très proche d’Orson Welles, avec ce tremblement de la voix, avec la réalisatrice qui était avec moi, on se demande si on le garde ou non, est-ce qu’on ne garde que les prémisses pour que l’auditeur comprenne le trouble ? Ce sont des questions extrêmement intéressantes. On le rend simplement en gardant les premiers tremblements de la voix et on coupe pour les pleurs. C’est un choix, on pouvait garder les pleurs. Mais je n’aurais jamais osé diffuser les pleurs à l’antenne, même s’ils disent quelque chose.

On n’a pas besoin d’images parce qu’on sait décrire. On a lu Hugo, on a lu Balzac, on a lu Zola. Ça fait partie du bagage de n’importe quelle personne qui prend l’antenne et le travail, c’est justement de dire par les mots ce qu’on est en train de voir. C’est un travail qui m’a beaucoup plu, de me passer d’images et, avec les mots, de le dire autrement. Les premières balades de La Fabrique se faisaient en direct avec un sac à dos émetteur, j’avais appris ça chez Lebrun qui faisait cela pour ses émissions de direct, mais pas pour les descriptions de monuments. Moi j’ai fait cela au Louvre, à l’Assemblée Nationale, à l’Académie Française, ailleurs, parce que c’était des symboles de l’État mais aussi parce que les superpositions des différents régimes n’avaient pas effacé les traces des autres régimes, donc c’était aussi une façon de raconter comment se construit la République, sur les restes d’un Second Empire, sur les restes d’une monarchie, sur les restes d’un Premier Empire, etc. On a fait cela assez souvent, justement pour tester cette capacité à décrire. On a fait la Sorbonne, en décrivant la grande toile de Puvis de Chavannes dans le grand amphi… Les balades dans les expos sont venues après.

Nous aimerions entrer dans la fabrique quotidienne de l’émission. Chacune fournissait l’occasion de voir à quel point vous aviez énormément préparé le passage à l’antenne, que les émissions ne reposaient pas sur des fiches faites par d’autres. Concrètement, combien de temps vous fallait-il pour préparer une émission, y avait-il un travail collaboratif poussé entre vous ?

Nous sommes une grosse équipe, mais sans fichiste ; je partage le travail avec ceux qui sont à l’antenne avec moi. Si on a beaucoup d’articles à lire, on se les répartit ; si on a un seul invité avec un seul livre, on le lit tous les deux. C’est un gros travail, mais qui est plaisant. Je ne dis pas que j’avais tous les jours, à 3h30 du matin, envie de me plonger dans un gros bouquin, une thèse, mais c’est plaisant parce qu’on construit son savoir au fur et à mesure. C’est apprendre et être surpris qui est intéressant. Si quelqu’un m’avait rédigé une fiche, ça n’aurait pas été la même chose. Je ne lis pas intégralement les livres, j’en lis 250 pages sur 300, mais j’ai la teneur globale, j’ai lu des choses, je les ai vraiment lues et annotées moi-même. Ce ne sont pas des fiches de lecture, mais des citations, des mots, qui me permettent de faire ma petite idée et permettre de faire l’interview.

Ensuite, pour la construction de la série, je ne suis pas tout seul, c’est toute l’équipe. Un documentaire prend trois semaines, un mois de fabrication, donc c’est un gros investissement temporel qui mobilise un producteur ou une productrice, un réalisateur ou une réalisatrice, les techniciens qui viennent prendre le son, des archivistes. Mais cet investissement sert de fondement à la programmation. On sait qu’on a un grand entretien, soit un témoin au début de La Fabrique, soit un historien. Là aussi, l’écosystème change. Au départ, il y avait Les lundis de l’histoire, je n’allais pas faire la même chose le même jour. Eux interrogeaient un historien ou une historienne le matin, nous l’après-midi, alors on s’est dit qu’on allait vers des témoins… C’est pour cela que lorsque Les lundis de l’histoire ont disparu, nous avons invité des historiens comme des témoins pour l’entretien. Ensuite, le mardi, au départ, il y a le documentaire. Le mercredi, on fait soit des balades, soit des archives, et le jeudi, le débat qui clôt la série d’émissions. Ça, c’est construit collectivement, c’est l’équipe qui s’interroge sur les angles d’attaque, les invités. Ce sont des évolutions sur la longue durée, car sur la longueur, il y a eu des changements quasiment tous les ans. Après, sont là ceux qui peuvent être là, n’y sont pas ceux qui ne peuvent pas, il y a des différences entre le plateau idéal et le plateau que l’on fait, parce qu’on est une quotidienne, ce n’est pas évident. Le vendredi, on garde toujours ouverte la question de l’actualité, pour pouvoir la traiter au dernier moment, quelques fois on décide le mercredi ou le jeudi, on fait l’actualité des livres ou on fait autre chose. C’est là aussi qu’on place nos partenariats, par exemple avec L’Histoire. On a fait l’atelier des chercheurs, on a fait l’histoire mondiale avec Valérie Hannin. C’est aussi le RétroNews qu’on a fait pendant deux ans avec la BNF ou par exemple C’était à la Une. L’idée est que cela soit çà la fois fixe et mouvant à l’intérieur pour être capable d’accueillir des formes et des préoccupations différentes.

Comment intégrer ces différentes formes de l’histoire et comment La Fabrique a-t-elle participé à la construction de ces nouvelles formes ?

Je pense qu’on a accompagné plein de choses sans être moteur pour ces choses-là. Au départ, on n’était quand même qu’une petite émission pas très écoutée et pas très connue. La dématérialisation de la radio, par l’intermédiaire du Net, puis des podcasts ont changé la donne. Ce qui faisait notre originalité, c’était que, sur une même chaîne de radio, on avait à la fois Les lundis de l’Histoire, La Fabrique de l’Histoire et Concordance des temps, qui est née en même temps que La Fabrique, grâce à Laure Adler, avant que la nôtre devienne quotidienne. Là on a eu une pluralité de façon de faire, une pluralité de présenter l’histoire qui était intéressante et complémentaire. Jean-Noël Jeanneney faisait une émission hebdomadaire avec beaucoup d’archives et un regard de comparaison entre le passé et le présent. Les lundis c’était l’actualité des publications savantes traitée par les universitaires qui étaient à la manœuvre mais c’était aussi Arlette Farge faisant des expositions photos, prenant des objets un peu insolites comme objets d’histoire. Et nous-même, c’était des formes très différentes qui étaient aussi issues de nos formations personnelles, puisqu’on était à la fois journalistes et historiens. J’ai quand même eu aussi des étudiantes, Aurélie Luneau était thésarde en histoire et elle a soutenu pendant qu’elle était à La Fabrique, Séverine Liatard était thésarde en histoire et elle a également soutenu, Anaïs Kien avait commencé sa thèse et l’a arrêtée après être arrivée à La Fabrique, Perrine Kervran avait fait un Master d’Histoire et c’est comme ça qu’elle est venue à La Fabrique ; l’une des forces de La Fabrique, ça a été de trouver des relais pour être plus proche des jeunes chercheurs ; j’ai par exemple compris l’intérêt du genre grâce à Séverine Liatard ; quand Anaïs Kien arrive, qu’elle fait de l’histoire culturelle, elle a presque vingt ans de moins que moi, elle est sur les bancs de la fac avec un prof qui s’appelle Patrick Boucheron et des collègues qui s’appellent Pierre Singaravélou ou d’autres… D’un seul coup, c’est toute une autre histoire que fait émerger la présence d’Anaïs dans l’équipe. Il en va de même pour Aurélie Luneau, spécialiste de l’histoire de la radio qui a travaillé sur l’histoire de la guerre des ondes et nous a beaucoup apporté sur l’histoire des médias. Moi j’étais un peu éloigné de tout cela, j’avais fait mes études dix ou quinze ans plus tôt, j’en étais sorti pour faire du journalisme. Il y a donc un apport considérable par ceux qui ont rejoint l’équipe et qui ont apporté des regards différents. C’est pour ça que j’ai passé pas mal de temps à aller voir des thèses qui n’étaient pas publiées, à aller dans des colloques pour voir des jeunes chercheuses et des jeunes chercheurs, à aller regarder de temps en temps des soutenances de thèses et surtout à réclamer ce renouvellement. Depuis pas mal d’années, on avait des antennes de gens qui nous disaient « là, il y a quelqu’un qui vient de publier un article, là il y a un regard nouveau »… Et c’est comme ça qu’on a fait venir des gens qui n’étaient pas encore visibles dans le monde universitaire parce qu’ils n’avaient pas encore publié de livres. Donc il fallait pouvoir les connaître d’une autre manière.

Mais comment échapper à la parisianisation du savoir, alors que techniquement, avec le rythme de l’émission quotidienne, il est difficile de sortir de Paris ?

C’est difficile. Un jour, j’ai commandé à une stagiaire une lecture qu’elle n’a pas réussi à finir à temps sur les gens qu’on avait invités. Cela mériterait d’être étudié, d’être cartographié. C’est vrai, c’est évident que Lille c’est plus facile, ce n’est pas loin de Paris et puis j’y vais de temps en temps. C’est plus facile de faire venir les gens, mais on a pu contourner en partie cette difficulté avec les antennes locales de Radio France, dès qu’on a pu techniquement avoir recours à elles. Il faudrait aussi voir les sujets qu’on a traités ; par exemple, on a énormément traité la Bretagne, il y a des endroits dans le Sud où on est allé souvent pour faire des documentaires, mais je ne pense pas qu’on soit allé souvent dans le Sud-Ouest ; en Alsace il n’y a eu qu’un ou deux documentaires, en Bourgogne on en a très peu fait. Il faudrait faire une carte pour disposer de données objectives. Pour les intervenants, on a essayé de ne pas faire attention à leurs lieux d’exercice. Ça ne me faisait pas peur de les interroger en duplex quand on pouvait les avoir, certains universitaires étaient à Saint-Etienne ou à Bordeaux, ce n’était pas gênant. Après, si la personne ne peut pas se déplacer, se rendre à un endroit où il y a une radio locale ou si elle est trop loin d’une radio locale pour y être à 9h, on abandonnait.

A propos des formes, les podcasts ont-ils changé la façon de faire du direct ?

Pour moi cela a toujours été une forme supplémentaire. Pour moi, les formes, ça pouvait par exemple amener à s’interroger : « Est-ce que ça vaut le coup de faire un feuilleton ? » La forme feuilleton, on en a fait beaucoup, par exemple des feuilletons commémoratifs : en 2004, quand on a commencé à être en quotidienne, on a fait un petit reportage sur une commémorations. Ensuite le feuilleton sur le déménagement des Archives, sur l’enseignement de l’histoire à l’école, l’histoire scolaire, sur la Première Guerre mondiale, sur la Guerre froide… La question est de savoir si ça vaut le coup de faire un feuilleton, de mettre autant d’énergies pour avoir une fois par semaine des reportages de 6 ou 7 minutes. Après, on ne choisissait pas toujours, on se disait : « oui, c’est bien on peut essayer » ou « est-ce qu’on tiendra toute l’année ? » Mais pour le reste, le podcast, ce n’est pas un changement de nature. Ce qui aurait en revanche été un changement de nature, ç’aurait été de créer un podcast natif, c’est-à-dire non diffusé à l’antenne, mais conçu comme un supplément, un prolongement à l’émission…

Comme un approfondissement ?

Ou un support, une approche très différente.

Vous devez avoir de très beaux souvenirs mais aussi d’autres plus difficiles, des cauchemars de ces vingt ans de Fabrique ?

Des cauchemars, il y en a assez peu. Peut-être qu’on oublie. Les cauchemars, ce sont les cauchemars vécus. Comme le voyage au Rwanda, mais ce n’était pas un cauchemar, ce qui était un cauchemar c’était le génocide des Tutsis au Rwanda, c’était juste tenter d’y comprendre quelque chose vingt ans plus tard. Les très bons souvenirs… ce voyage vécu à une bonne quinzaine pendant dix jours au Rwanda, c’était un voyage totalement incroyable. Les souvenirs, ce sont les rencontres. Quand on aime rencontrer des gens, c’est le meilleur des métiers. On va dans leur intimité, on va chez eux. J’adore rencontrer les gens chez eux. Leur décor dit beaucoup. On est en train de vous préparer le café, vous regardez la bibliothèque et vous tombez sur un truc qui vous intrigue : cela peut être des souvenirs de pionniers de la RDA, des éditions Messidor des années 1960, une collection de la revue Planète. Qu’est-ce qu’on fait avec une collection de la revue Planète ? On demande aux gens, « Vous avez la collection de cette revue ? » « Oui, oui, ce n’est pas important, j’ai gardé cela », « Mais c’est toute la collection que vous avez gardée ! ». Et à partir de ce moment-là, on peut commencer une conversation. Si on garde une collection d’une revue comme celle-là, c’est que ça vous rappelle autre chose, alors on part là-dessus. Après, ça devient un sujet. J’ai fait une émission sur la revue Planète parce que je l’ai vue dans des bibiothèques chez des gens qui avaient trente ou quarante ans dans les années 1960. La revue L’Evénement d’Emmanuel Astier de La Vigerie dans de nombreuses bibliothèque des années 1960. Ça permet de retracer l’itinéraire intellectuel de celui qui possède cela, et s’ils sont plusieurs, cela devient un sujet !

Et puis il y a ceux qui n’ont pas de bibliothèque, qui ont autre chose… C’est la rencontre qui compte, la rencontre en France, la rencontre à l’étranger aussi. C’est ce vieux monsieur, sur les ruines de Royan, me racontant le bombardement de la ville, qui se met à trembler de la voix quand j’essaye de lui demander quel était le bruit des bombardiers, qu’il essaye de m’expliquer. Je vois bien là qu’il fait un effort incroyable pour pouvoir traduire ce qui est intraduisible, ce qu’est un bombardement, surtout ce que sont les hélices d’un bombardier américain dans la nuit… C’est Lucie Aubrac qui me dit en direct un jour : « Mais Emmanuel, vous me posez cette question mais vous savez, j’ai assisté à quarante colloques sur le réseau, j’ai lu tous les livres qui traitent de mon histoire… Je pourrais vous dire quelque chose mais je ne sais pas si ce que je vous dit, c’est ce que j’ai entendu sur moi, ce que j’ai lu sur nous, avec Raymond… ».

C’est marcher dans la neige à Levachovo, une fosse commune de la terreur stalinienne près de Saint-Pétersbourg avec des gens du Mémorial. Il y a un mètre de neige, vous avancez, vous ne savez pas trop où aller, on vous dit que ce sont des fosses communes et vous ne voyez rien. C’est un arbre et sur un arbre il y a une photo en noir et blanc cloutée, et vous en avez deux, trois, quatre et des croix orthodoxes. En fait, ça s’est passé entre 1990 et le moment où vous y allez, vers 2003. En dix ans, cet endroit a été ouvert, parce qu’il était interdit auparavant, et une religiosité en a fait un cimetière.

C’est se balader à Makrónissos en face du cap Sounion, en compagnie des communistes qui ont été enfermés ici et partir sur un petit caïque grec que vous avez loué, en compagnie de six ou sept communistes grecs, femmes et hommes, qui vous racontent ce qu’était de signer un renoncement pour pouvoir être libérés. C’est rencontrer des gens au Congo pour vous parler de la chute de Lumumba, ce sont des dizaines, des centaines de souvenirs gravés dans la mémoire. Ce sont des rencontres, essentiellement. Ça peut être des rencontres au micro mais ce n’est pas la même chose d’aller chez les gens. Faire un chemin vers eux, c’est quelque chose de différent, de très fort, qu’on n’oublie pas. C’est pour cela qu’on fait ce métier, c’est du journalisme aussi. C’est cet homme qui m’explique comment ils sont entrés dans ce monastère de femmes et qu’ils ont violé toutes les sœurs qui étaient là. Qu’est-ce qu’on fait de cela ensuite ? C’est vrai que ce ne sont pas des souvenirs très gais. On s’est souvent dit d’ailleurs que quand on partait loin, c’était pour parler de massacres, de génocides, de massacres de masse. Je ne sais pas la raison de cela.

C’est aussi marcher en fin d’automne, début d’hiver, dans la résidence de Theodor Roosevelt à Pine Knot, à côté de Charlottesville en Virginie, pour faire quatre émissions documentaires sur les quatre présidents qui servaient de modèles à Barack Obama pour être diffusées le jour de son investiture en janvier. C’était vraiment très plaisant. C’est une émission qui était moins violente que pour les génocides du XXe siècle, même si on a parlé de Gettysburg et qu’on était à Gettysburg avec le sosie de Lincoln.

Si on résume, l’histoire, quand elle se fabrique, ce ne sont pas des souvenirs très gais.

Si, si, ça peut être des souvenirs très gais, mais c’est vrai que, quand on regarde, il y a quand même cette question essentielle : « Qu’est-ce qui se passe quand les hommes font tant de mal aux autres hommes ? » C’est une des choses qui me tarabustent, mais en même temps, j’adore faire des documentaires sur le rock qui débarque en France. Pour autant, quand je fais une émission sur le rock qui débarque en France, je ne peux pas m’empêcher de parler de la colonisation, du départ des Pieds-Noirs marocains et tunisiens, qui quittent le Maroc et la Tunisie, et qui vont faire la base des musiciens des groupes de rock de 1959-1960. Pourquoi c’est lié à la colonisation et au départ des Français de Tunisie et du Maroc, je n’en sais rien, mais en tout cas, c’est lié.

Y a-t-il eu, au milieu de ces souvenirs, des « ratés » ?

Il y en a plein des ratés. Il y a des formes qu’on ne réussit pas à faire. On ne s’en souvient pas, mais il y a plein d’émissions qui ont raté.

Et y a-t-il des choses que vous n’avez pu avoir ?

Non, ce serait au contraire très positif. C’est d’avoir accompagné la discipline pendant toutes ces années. C’est le format aussi de la quotidienne qui veut cela, c’est une machine dévoreuse, donc il faut des sujets, donc il faut aller en trouver de nouveaux. Il faut de la chair fraiche. On a besoin de nouveautés, de nouvelles approches, de nouveaux sujets. Donc c’est une grande satisfaction d’avoir pu accompagner ce renouvellement historiographique.

Ce qui était admirable, c’était la qualité scientifique et la capacité à s’adresser à un public très large, de l’étudiant aux historiens confirmés. C’était un vrai tour de force de l’émission.

On était à la fois des apprentis chercheurs, ou on l’avait tous été à un moment, et des journalistes. Les gens qui étaient autour de moi faisaient un métier de vulgarisation journalistique. On a eu tellement de messages lorsque j’ai annoncé que j’arrêtais La Fabrique dès la rentrée qu’on s’aperçoit après-coup à quel point on a accompagné les auditeurs. Plein de gens nous disaient, quotidiennement, « je vous écoute sur le parking parce que quand j’arrive au bahut, je ne peux pas écouter la fin de l’émission… ». Voilà c’est très plaisant, mais la radio ça accompagne la vie des gens. La télévision, ça dévore le temps des gens, ça capte, ça ne les accompagne pas. Alors que la radio est assez modeste comme média pour se glisser dans les interstices de la vie des gens : on est dans sa voiture, on écoute, on est dans sa cuisine, on écoute, on est dans son lit, on écoute… Il y a un tas de situations pendant lesquelles on peut écouter la radio, en faisant autre chose, on peut faire du tricot. La radio laisse les gens libres de faire autre chose.

Vous aviez voulu savoir qui étaient vos auditeurs, qui composait et que voulait cette communauté, mais aviez-vous oublié qu’il y avait cette communauté d’auditeurs au point d’être aujourd’hui surpris des réactions à l’annonce de la fin de La Fabrique ?

Non, mais c’est vrai que tous ces messages de regrets, c’est touchant. Je n’avais pas oublié que ça existait mais on ne se le répète pas tous les matins. Et puis, on n’a pas beaucoup de mails par jour. On a le groupe Facebook que je gérais, mais il y a plein de gens qui réagissaient sans savoir que l’émission existait. Ils venaient par affinité, parce qu’il y avait le mot « histoire » dans le titre et ils arrivaient là par hasard. A un moment, je me suis aperçu que des gens se disputaient parfois là sans écouter du tout La Fabrique de l’Histoire. Ils ne savaient même pas que c’était un groupe sur une émission d’histoire. Donc j’étais un peu surpris qu’il y ait si peu de réactions par émission. Allez quand on reçoit dix mails, trois ou quatre réactions sur le groupe Facebook, dix ou quinze retweets après l’émission, on ne pense pas que cela suscite l’intérêt d’une aussi large communauté. Ça fait extrêmement plaisir.

Beaucoup de nos développements dans nos cours ont été nourris par La Fabrique, beaucoup de nos achats de livres ont été faits après une émission… au point que La Fabrique constitue un pilier du métier d’historien aujourd’hui.

Si j’avais su cela, j’aurais cru que j’avais une mission ! Il valait mieux que je ne le sache pas. Les seules façons qui permettaient de l’entrapercevoir, c’est lorsque des historiens et des historiennes n’étaient pas invité.e.s et nous le reprochaient. Cela voulait dire qu’on avait un petit poids dans la profession, que cela doit compter. Mais on n’imaginait pas ces réactions.

On doit cela à un travail collectif, au travail des réalisateurs aussi. Un documentaire bien réalisé, c’est un documentaire qui pénètre chez les gens, parce que si, aux quatre premières minutes, le sujet est mal traité, on ne va pas écouter la suite. Il faut vraiment réfléchir à ce qu’on va raconter, ce qu’on ne va pas raconter. Les premières minutes sont essentielles et c’est le travail des réalisateurs.

Lire tôt le matin, c’est aussi une histoire de fainéantise. Je pense que si j’avais lu le livre la veille ou deux jours plus tôt, je n’aurais pas eu la fraîcheur nécessaire à l’interview faite juste en sortant de sa lecture. Une demi-heure avant l’émission, je suis encore dans le livre ! Je ne dis pas que c’est la bonne façon, j’ai toujours été un mauvais élève car je terminais mes devoirs au dernier moment, mais je pense que c’est bien, on a encore le ton, les mots vous reviennent… Après, il faudrait reprendre ses notes, on aurait oublié la moitié de ce qu’on a lu. Les reprendre plus tard, ce ne serait pas la même chose. J’ai des halos, des vrais plaisirs, je sais le moment où j’ai lu Romain Bertrand, A parts égales, je me souviens du plaisir que j’ai eu à le lire, ou la préface de Patrick Boucheron pour la préface de L’Histoire du monde au XVe siècle, ou d’autres, Subrahmanyam,… C’est peut-être cela le plus plaisant, quand on ne connait pas, qu’on est pris en défaut et qu’on se dit d’un seul coup, il y a tout cela qui s’ouvre. Je ne sais pas si on appelle ça la culture du savoir, de la connaissance, mais c’est passionnant.

Il semble que La Fabrique a permis aussi de faire une sorte de veille historiographique utile à la formation des professeurs, au point de combler parfois certaines lacunes.

On nous l’a parfois dit et je m’en suis aperçu lors de la parution des derniers programmes il y a près de dix ans. Des gens à Blois me sautaient dessus, je ne peux pas dire autrement, en disant : « Mais vous vous rendez compte ? Socialisme, syndicalisme et mouvement ouvrier en Allemagne de 1875 à nos jours, on n’a jamais vu cela. Alors faites des émissions, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ! » Et là, j’ai découvert qu’effectivement, il y avait un peu des trous dans la raquette. Ça donne une mission qui est tellement gigantesque, on le percevait mais pas à ce point-là ! Il y a des gens qui m’écrivent « vous savez, j’ai eu l’agrèg’ grâce à vous », moi qui l’ai raté, ça fait bizarre, et ce n’est pas de la fausse modestie, de ne pas avoir imaginé que c’était à ce point-là.

De ne pas avoir compris que vous étiez aussi « l’idole des jeunes » ?

Oui, c’est cela !