Depuis Marcel Duchamp, l’art peut être sans travail, sans auteur, sans œuvre, reproductible. La théorie doit donc repenser ses concepts fondamentaux de travail et de technique, d’œuvre et de création.

Beaucoup sont restés étonnés devant une anecdote : tel artiste ne fabrique rien, mais fait fabriquer son œuvre en commandant les pièces par téléphone. Il attente en quelque sorte au travail (de la main) conçu jusqu’alors comme principe de la création de l’œuvre. Il met en question les mœurs attribuées au « champ de l’art », les présupposés de la notion d’œuvre et les qualités de l’« artiste ».

Pour bien saisir cet étonnement, il faut connaître ce qu’il en est de ce « champ de l’art ». Si l’on souhaite s’embarquer dans un voyage d’exploration de ce qu’on traite habituellement ainsi, le livre de Jacques Soulillou est tout à fait indispensable. Même s’il recoupe les grands traits de l’histoire de l’art et des philosophies de l’art, il ne constitue pas une telle histoire pour autant. Il se concentre plutôt sur l’envie de rendre compte des éléments constitutifs de ce « champ » et du moteur des transformations artistiques et esthétiques produites à partir de l’exploration des limites de sa constitution. L’auteur précise même explorer plutôt les bordures que les limites de ce champ : d’une certaine manière, sa plasticité.

Jacques Soulillou cherche à expliquer plusieurs choses simultanément : comment se constitue la référence à l’art, ce qui s’institue comme œuvre, la manière dont on désigne l’artiste ? Et comment toute cette architecture se défait ou s’est déjà défaite depuis le XIXe siècle. Enfin, il cherche à structurer l’aire occidentale qui a élaboré la plupart des concepts esthétiques en usage, parmi lesquels, justement : l’artiste, le travail et la technique. Ce sont même ces trois concepts centraux qui permettraient de comprendre comment l’histoire de l’esthétique s’est déployée.

Cela étant, pour suivre plus précisément la démarche esthétique en question, il faut plutôt se pencher sur le vocabulaire propre de l’auteur. Docteur en philosophie, et membre de l’Association internationale des critiques d’art (AICA), il fait de son ouvrage un véritable objet de recherche, impliquant que le lecteur soit conduit à rompre, au moins partiellement, avec les catégories habituelles employées dans la critique d’art, l’histoire de l’art ou la philosophie de l’art.

 

Œuvrement / désœuvrement

Parmi les concepts forgés par lui, celui « d’aire d’œuvrement » et de « désœuvrement ». On notera que ce vocabulaire entretient certains liens avec les problématiques de Jean-Luc Nancy. Les réflexions de l’auteur partent de l’hypothèse selon laquelle, au sein d’une aire culturelle, on peut distinguer un espace qui répond à ses propres règles concernant la production des œuvres d’art. C’est ce qu’il appelle une aire d’œuvrement : de production et de réception de ce qui est qualifié d’œuvre d’art.

Une première remarque à ce propos : il n’est pas certain qu’une telle aire concernant les arts se dessine dans toute aire culturelle qui l’engloberait. Cela signifierait que toutes les aires culturelles fonctionnent de la même manière. Il conviendrait en tout cas d’en montrer l’existence pour la Chine, ou les Sociétés dites sans écriture, etc.

Il n’empêche, ce concept veut indiquer que certaines données, plus ou moins présentes à la conscience des acteurs, conditionne la production et la réception de ce qui devient des œuvres d’art. Cette aire d’œuvrement, en ce qui nous concerne directement, en Europe ou en Occident, se forme en Grèce ancienne, se prolonge ensuite à Rome. Elle comprend des institutions, des infrastructures, des sites (ateliers, musées, collections, bibliothèques, etc.), et bien sûr des représentations, dont celle de l’artiste et du « travail » qu’il opère.

Pour autant, une aire d’œuvrement n’est pas un espace clos. Elle a des bordures. Elle n’est pas infinie. Elle est bordée deux fois : par d’autres aires d’œuvrement (Chine, Inde, Afrique…), et à l’intérieur d’elle-même, par ceux qui veulent ou arrivent à inventer de nouvelles pratiques mettant en question les précédentes. Ce qui est le cas de la déconnexion de l’art et du travail telle que présentée ci-dessus.

Nous reviendrons plus loin sur le désœuvrement, c’est-à-dire les procédures de transformations que subissent les questions résolues dans une aire artistique. Pour l’heure, soulignons ce qui d’une certaine manière enchante l’auteur : il y a quelque chose de singulier dans la trajectoire de l’aire d’œuvrement occidentale depuis Platon et Aristote, c’est qu’en dépit des tempêtes qui se sont abattues sur elle, en dépit aussi des prophéties de beaucoup sur la « fin de l’art », elle témoigne encore d’une formidable résilience.

 

Un camp de base

Les philosophies de Platon et d’Aristote servent donc à l’auteur de matériau de base pour construire l’aire d’œuvrement occidentale. Ce n’est pas que cette aire s’ouvre avec eux, mais ils en conduisent explicitement au jour les fondations conceptuelles. Ces philosophes ouvrent donc, pour l’auteur, une tradition dont certaines questions survivent largement de nos jours, ou alors ont servi de refouloir à une partie de l’art moderne et contemporain.

Nous ne pouvons reprendre ici l’exposé entier de l’architecture esthétique en question. Un certain nombre de notions lui appartiennent. Le mot « art », bien sûr, mais encore la notion de « poiésis », celle de « faire », et aussi le terme « œuvre » dans son lien avec un « travail » de l’artiste. L’auteur explique ce qu’il en va de cette aire construite par les Grecs, ses divisions et ses distinctions (notamment la classique division : art et artisan, etc.). Cette traversée, que nous réduisons ici, concerne aussi le débat autour de la « mimèsis » (imitation en grec, trop souvent traduit pas copie ou représentation) qui présenterait l’œuvre par rapport au « réel ». Cette traversée enveloppe ainsi des hiérarchies, dont la plus connue est celle qui permet à Platon d’exclure les travailleurs manuels du champ de l’art (et surtout de la réception). Il en va ainsi des classifications des pratiques artistiques, souvent axées sur la manière dont la main de l’artiste travaille (la touche sur la toile déclasse la peinture par rapport à la poésie).

Si nous ne sommes pas toujours convaincus des résultats de la reconstruction proposée, elle a du moins le mérite de tenter de définir ce qu’il y a de spécifiquement occidental dans l’aire d’oeuvrement décrite. Dans cette aire, il ne saurait y avoir « œuvre » que dans la mobilisation simultanée de trois éléments : l’artiste, le travail et la technique. À charge pour les différents moments de l’histoire de cette aire de pondérer différemment le rapport entre les trois termes.

Par exemple : le XVIIIe siècle. S’il reprend à son compte des oppositions qui nous viennent de loin – opposition nature-art, opposition travail manuel-artiste, etc. – il leur adjoint un personnage spécifique, le « génie », qui a un pied aussi bien dans la nature que dans la culture. Ce même siècle rebondit sur la notion de « spectateur » dans d’autres conditions que précédemment. Soit on n’en parlait que peu auparavant, soit il s’appelait encore le « regardant » (selon les termes d’Alberti).

C'est ensuite, explique l’auteur, un double processus d’enrichissement et d’élargissement qui affecte l’aire d’oeuvrement occidentale. Nous passons au XIXe siècle, et d’autres formes d’art – mais on ne les appelle pas encore ainsi – frappent les milieux artistiques (colonisation aidant), de même qu’une révolution sans précédent affecte l’ensemble des pratiques artistiques.

 

La divergence de la tradition

C’est ici qu’intervient le désoeuvrement. Il hante en permanence l’aire de référence. Il lui donne même sa topologie, puisque le désoeuvrement peut être perçu aussi bien comme ce qui se situe à l’intérieur de la bordure de l’aire d’oeuvrement (l’« art africain », par exemple, par rapport à l’art occidental), et ce qui lui permet de discriminer ce qui est « œuvre » et ce qui ne l’est ou le serait pas. Le lecteur doit ici rester attentif. Le terme « désoeuvrement » n’est pas utilisé en son sens ordinaire. Il renvoie à un acte qui affecte le sens que l’on prête à un objet, ici une œuvre. Il y a désoeuvrement par rapport à un oeuvrement en ce que l’on accorde ou n’accorde plus à un objet le titre d’œuvre (par exemple à un urinoir), ou en ce que les procédures de production outrepassent ce que l’on entendait jusque-là comme « œuvre » ou comme « artiste », etc.

Il eut donc désoeuvrement, au XIXe siècle, lorsque s’élabora une dynamique de divergence de l’aire occidentale par rapport à elle-même. Il a consisté d’abord en une remise en question de manière radicale de certains présupposés qui conditionnaient ce que l’on se représentait comme œuvre, et donc le travail requis par l’élaboration de l’œuvre. On ne sera pas étonné de rencontrer ici Flaubert, Mallarmé, Pessoa, Duchamp ou Breton. Chacun (et c’est bien au seul masculin que cela se traite dans cet ouvrage) a contribué d’une manière précise au réaménagement des limites internes traversant l’aire d’œuvrement occidentale. Chacun a contribué à projeter en avant sa bordure, et à remanier les rapports du travail et de la technique dans le champ de l’art.

Mais au profit de quoi ? C’est là sans doute, ce qui est le plus original dans cet ouvrage. Au profit d’une nouvelle croyance : le sentiment illusoire qu’il n’y a plus de limite à rien.

L’auteur utilise alors cette donnée découverte dans ses recherches pour entreprendre une analyse rapide de l’actualité, celle des œuvres nouvelles prétendant abolir l’auteur et son droit, l’unicité au profit de l’hybridité, le travail au profit de l’entreprise ; mais aussi celle des œuvres qui relèvent de prétendants démiurgiques : la Femme, le Fou, l’Idiot, le Nègre (au sens d’Aimé Césaire), ceux qui font entièrement référence pour les XIXe et XXe siècles.

Encore, remarque l’auteur, se profile déjà à notre horizon (notre bordure actuelle) un nouveau périmètre : celui de l’animal et de la machine (Internet, l’Intelligence artificielle et leurs effets sur les pratiques artistiques). Faut-il admettre que nous sommes entrés dans une nouvelle aire d’oeuvrement, cette fois, mondialisée ? Sans doute. Ce qui cependant, comme le remarque l’auteur, ne va pas sans résistance de la part de sociétés pour lesquelles l’artiste ne dispose pas traditionnellement d’une autonomie d’action aussi large que l’art contemporain, par exemple, le suppose.

En vérité, on peut se poser aussi quelques questions autour de cet ouvrage. L’intérêt d’une nouvelle conceptualisation, quel qu’en soit le domaine, est de faire découvrir au lecteur des choses nouvelles ou de lui faire voir autrement ce qu’il croyait bien maîtriser. Or, en lisant cet ouvrage, le sentiment domine que la conceptualisation proposée ne permet pas de découvrir des choses essentielles. Sauf une, sans doute. L’auteur explique finalement fort bien le désarroi de la spectatrice et du spectateur à partir du XXe siècle devant les propositions artistiques. Plus il se réclame de l’aire d’oeuvrement précédente, moins il prend les nouvelles œuvres au sérieux. Ce serait à approfondir.