La publication de nouvelles inédites de Proust est aussi l'occasion de revenir sur l'histoire éditoriale de La Recherche et de lire les essais de Bernard de Fallois à son sujet.

Le centième anniversaire du prix Goncourt, décerné en 1919 à Marcel Proust pour son roman A l’ombre des jeunes filles en fleurs, nous offre deux choses. D'une part, une découverte, comme l’affirme Luc Fraisse qui publie aux Editions de Fallois Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites et, d’autre part, L’Exposition du centenaire, qui à travers la présentation de lettres de contrat, de manuscrits, de correspondances, d’épreuves, proposés par la Galerie Gallimard, nous compte l’histoire éditoriale de ce manuscrit.

 

Proust chez Gallimard : l'exposition du centenaire

Du côté de chez Swann, le manuscrit du premier volume de la Recherche, adressé à la NRF, se vit refusé par Jean Schlumberger. Paru en 1913 à compte d’auteur chez Grasset, il fut selon André Gide « l’erreur la plus grave de la NRF […], l’un des regrets, des remords les plus cuisants de [sa] vie. » Mais en 1914, la NRF, dirigée par Jacques Rivière, conscient de la faute qui avait été commise, publia des extraits du deuxième tome, en cours de rédaction, A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Gaston Gallimard ne ménagea pas ses efforts pour convaincre Proust de venir publier à la NRF. Proust n’était pas si pressé puisque l’accord n’est formalisé qu’en 1916, quand Gallimard rachète les 206 exemplaires restés en stock de Du côté de chez Swann chez Grasset. Voilà une belle exposition. On est heureux de lire la lettre de Rivière à Gaston Gallimard, après avoir reçu un télégramme de ce dernier. « […] Pas besoin de vous dire combien je marche pour cette publication. Faites tout ce que vous pourrez pour la décrocher. Croyez-moi : plus tard, ce sera un honneur d’avoir publié Proust. » Paraissent donc les deux fragments des Jeunes filles en fleurs, quand la Grande Guerre vient tout interrompre. Il faudra attendre 1919 pour que paraisse le second volet des Jeunes filles en fleurs. Proust, qui élabore Sodome et Gomorrhe, prévient son éditeur de leur caractère potentiellement choquant. Gaston Gallimard lui répond : « L’audace de vos peintures ne m’arrête pas. »

Le contrat entre Marcel Proust et Gaston Gallimard pour A la Recherche du temps perdu et pour Pastiches et mélanges sera signé le 23 juin 1918. L’éditeur prend l’engagement formel de publier toute son œuvre à venir. « Je ferai pour sa diffusion tout ce qui est en mon pouvoir […] Je prendrai vos livres tels que vous me les donnerez, heureux de les publier intégralement. »

Proust répond à Gaston Gallimard le 7 novembre de la même année, une lettre d’une tonalité tragique : « Vous savez mon désir de pouvoir surveiller la publication de mon œuvre, autrement dit de tâcher de vivre jusqu’à ce qu’elle soit achevée. »

Cette exposition retrace minutieusement l’histoire de la publication d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, avec des feuillets manuscrits et des corrections de « placards », où l’on voit le texte progresser sur tous ses côtés, tel des commentaires du Talmud. Même s’il n’en eût jamais un entre les mains, quelque chose de mystérieux semble s'être passé.

On peut aussi lire des correspondances, car Proust trouvait le temps d’envoyer des milliers de lettres à ses proches et à ses amis.

Il y a bien sûr le portrait de Proust par Jacques-Emile Blanche qui fut reproduit en frontispice de l’édition de luxe d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, parue en 1920. Elle fut coûteuse et un échec commercial.

Il est aussi question du prix Goncourt, décerné le 10 décembre 1919. On sait que Proust avait déployé quelques efforts pour attirer l’attention du jury sur son œuvre. Mais selon Céleste Albaret, quand elle vint ce matin-là lui annoncer qu’il était le lauréat, il lui aurait simplement répondu : « Ah, bon… » Elle ajoute cependant qu’il aurait encore ajouté : « C’est le seul prix de valeur, aujourd’hui, parce qu’il est décerné par des hommes qui savent ce qu’est le roman et ce que vaut un roman. » Comme on sait, Proust l’emporta par six voix contre quatre face à Roland Dorgelès pour son roman naturaliste, Les Croix de bois. Ce dernier le prît fort mal, et Fasquelle, son éditeur, plus mal encore. Même si l’on a raté l’exposition, on peut acheter un petit catalogue, très élégant et instructif.

 

Bernard de Fallois, lecteur de Proust

Revenons aux nouvelles pages, presque toutes inédites, qui proviennent du fonds Bernard de Fallois, décédé en 2018.

A côté de ce petit livre, précédé d’une longue et docte préface de Luc Fraisse, professeur à l’université de Strasbourg, on peut aussi, ou plutôt, on doit lire deux livres de Bernard de Fallois, Proust avant Proust, Essai sur Les Plaisirs et les Jours, publié aux Belles Lettres, et Sept Conférences sur Marcel Proust, publié aux éditions qui portent son nom.

Bernard de Fallois fut pendant une quinzaine d’années professeur au Lycée Stanislas, avant de publier Jean Santeuil, et Contre Sainte-Beuve (Gallimard, 1952 et 1954), qu’il trouva dans les papiers de Proust confiés à lui par sa nièce Suzy Mante-Proust. Je dis tout mon regret de n’avoir pas eu Bernard de Fallois comme professeur, car le lire est un véritable enchantement. Il reconstitue avec minutie, clarté, humour, avec une plume qui n’est jamais ni pédante ni ennuyeuse, la naissance d’une des plus grandes œuvres de la littérature mondiale. Ces sept conférences furent données à deux pas de chez lui, 3, rue Cortambert, dans le salon de la princesse de Polignac, où Proust situa l’exécution de la Sonate de Vinteuil. Il y avait assisté à l’un de ces concerts très réputés à Paris. Le programme comportait des œuvres de Vincent d’Indy, de Fauré et un opéra de son ami très cher, Reynaldo Hahn, Le Bal de Béatrice d’Este. Fallois convaincrait le plus rétif des lecteurs de se jeter dans la lecture de La Recherche, en suivant son fil, comme Ariane celui qui la conduit au Minotaure. Tout est si limpide, lumineux, passionnant, qu’on en vient à regretter d’avoir déjà fini de le lire.

 

Des inédits en forme de carnets de croquis

Les biographes de Proust se sont sûrement sentis quelque peu frustrés que des « archives » inconnues surgissent subitement, un an après la mort de Bernard de Fallois. Ces « découvertes », que ce dernier n’avait donc pas choisi de publier, sont enrichies d’un commentaire presque aussi long qu’elles. Et très professoral. Cela dit, on découvre à la fin une iconographie intéressante.

Jean-Yves Tadié, biographe de Proust, se demande avec humour, dans un article consacré à cette parution, si ces découvertes n’auraient pas été acquises chez un collectionneur. Il semble vrai que ces manuscrits du jeune Proust faisaient partie des sept cartons d’archives que Bernard de Fallois a laissés.

Découvreur de Jean Santeuil et de Contre Sainte-Beuve, il a choisi de ne pas publier les courts textes qui paraissent aujourd’hui. D’autant plus qu’il en avait fait paraître dans Le Figaro, Souvenirs d’un capitaine, un des textes présents dans ce volume. L’argument du préfacier est que Proust aborde ici le thème sulfureux de l’homosexualité. Mais alors, que dire de Sodome et Gomorrhe ? Proust n’a jamais fui le thème de l’homosexualité, y compris dans Les Plaisirs et les jours. Peut-être Bernard de Fallois a-t-il voulu garder jusqu’à sa mort ces esquisses, ces nouvelles brèves, trop courtes pour avoir le temps d’y développer une intrigue. On n’y découvre nulle révélation. Certaines sont belles, d’autres ne sont pas encore de la plume du Proust de la Recherche. C’est un carnet de croquis. L’écrivain est encore à la recherche de son grand roman. De sa structure et de ses thèmes principaux : le temps, la mémoire, la mort, l’art en tant que vérité. Mais surtout de son style, qui avait tant surpris ses contemporains. Nous sommes encore très loin de La Recherche, quoi qu’on en dise. Proust a abandonné ces pages alors que, s’il les en avait jugées dignes, il les aurait utilisées lorsqu’il a cousu ensemble des scènes qu’il avait écrites lorsqu’il avait commencé son livre, et d’autres quand il était sur le point de l’achever. Ainsi, il a dit qu’il avait écrit ensemble la première et la dernière scène de La Recherche, 3000 pages plus loin.