Dans cet exercice traditionnel qu’est la leçon inaugurale, François-Xavier Fauvelle s’est livré à une approche ambitieuse et sans concession de la pratique de l’Histoire.

« Ce n’est certes pas la tâche de l’historien de l’Afrique que d’être chargé de l’histoire nationale, mais c’est la sienne que de rendre disponibles les passés de l’Afrique, de contribuer à faire cohabiter les ancêtres de nos contemporains dans une histoire non pas maison mais jardin où s’entremêlent les souches ». C’est par ces mots que l’archéologue et historien François-Xavier Fauvelle décrit sa mission de chercheur, puis mêle l’histoire de l’Afrique à celle des autres continents, avec lesquels elle n’est ni le parent pauvre, ni le berceau des origines. En intégrant le Collège de France pour prendre la tête de la chaire d’histoire et d’archéologie des mondes africains, l’historien voit ainsi son champ d’étude reconnu. Comme toutes les leçons inaugurales, celle du 3 octobre 2019 fut l’occasion de présenter une certaine vision de l’Histoire, qui nous amène à nous interroger sur la façon dont la discipline nous a été enseignée sur les bancs des classes préparatoires et des universités, puis que nous transmettons à nos étudiants et élèves. Celui que Patrick Boucheron décrit comme : « Un combattant, un découvreur et un narrateur », livre à la fois une leçon sur la pratique de l’histoire de l’Afrique mais remet aussi en question une façon, européenne et issue des Lumières, d’aborder l’histoire comme un cycle avançant inexorablement vers une forme de modernité.

 

La diversité de l’Afrique

Écouter cette présentation de François-Xavier Fauvelle, c’est d’abord découvrir la richesse des civilisations africaines et l’absence de tout schéma préconçu quant à leur évolution. 2 400 langues y ont par exemple été recensées. Cette diversité se retrouve également dans la religion et les croyances, dont les pratiques variaient et se recomposaient au gré des territoires.

Si François-Xavier Fauvelle a mené de nombreuses recherches en Afrique du Sud, pour laquelle il accorde d’ailleurs un passage à Nelson Mandela et à la fin de l’Apartheid, c’est dans un autre espace de recherche qu’il tire son exemple le plus éloquent, à savoir celui des sociétés swahilies. Situées sur les îles et le littoral, elles disposaient de peu de ressources propres et furent donc poussées à exploiter cette position d’interface entre le continent et l’océan Indien. Elles exportaient ainsi des peaux, de l’or, de l’ivoire et des esclaves venus de plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur du continent alors qu’elles profitaient de la venue de caboteurs fréquentant les marchés locaux. Si cet exemple ne peut en aucun cas être généralisé, l’insertion des sociétés swahilies dans la mondialisation montre que chacun des mondes africains a construit sa propre conversation avec l’Autre, qu’il fût du continent ou hors de l’Afrique.  

 

Être archéologue de l’Afrique

L’archéologie est mise à l’honneur au travers des itinéraires du conférencier qui dévoile une partie de ses découvertes, contestant parfois les sources écrites. Le royaume chrétien d’Éthiopie a, en ce sens, transmis une part abondante d’écrits, laissant croire à une domination de cette entité et à une ferme opposition avec les musulmans. Or, l’archéologie a permis de fortement nuancer ce postulat et témoigne de l’existence de quelques cités musulmanes aux côtés du royaume chrétien, prouvant que ces sociétés se sont volontairement côtoyées, contrairement à ce que montraient les chroniques. Les échanges étaient même nécessaires puisque les chrétiens possédaient les ressources des hauts plateaux alors que les musulmans avaient la maîtrise des routes. L’entente devait donc l’emporter sur l’affrontement pour le confort de tous.

Écouter François-Xavier Fauvelle, c’est aussi approcher les aspects concrets d’un métier de terrain. On le suit dans ses quêtes pour découvrir l’introuvable capitale du Mali, on ressent son « plaisir de la découverte » en Éthiopie, sa joie quand l’archéologue y expose différentes formes de dialogue entre les chrétiens et musulmans, puis sa déception quand les traces laissées par certaines sociétés s’avèrent insuffisantes. La diversité des sources africaines apparaît comme l’un des thèmes centraux de l’auteur qui était d’ailleurs revenu sur cette question lors d’un entretien avec Nonfiction.fr.

 

Le manque d’Afrique, un échec collectif ?

En expliquant que l’Afrique n’est pas restée au seuil de la « maison Histoire », François-Xavier Fauvelle met un terme au déni d’historicité de nos sociétés envers ce continent. Il repart pour cela du discours de Dakar de 2007 selon lequel l’homme africain ne serait pas assez entré dans l’Histoire. L’archéologue n’attaque pas le Président auteur de ce propos et ne cite pas son nom, même si l’on devine son aversion pour cette affirmation. Pour autant, ce qui interpelle François-Xavier Fauvelle ce n’est pas tant le discours que le fait qu’il ait été audible, témoignant d’un déni général d’historicité envers le continent. Il fustige en ce sens autant les personnes défendant l’idée de ce supposé retard que celles débordant de pseudos-bons sentiments et qui parlent d’esclavage ou de racisme avec un « aplomb révoltant » en s’appuyant sur leur ignorance comme seule compétence. Ce dernier schéma dessert l’appréhension de l’histoire des Afriques, puisque pendant que certains y voient le berceau idyllique de toutes les civilisations, d’autres fétichisent le continent.

Là où François-Xavier Fauvelle brille particulièrement c’est lorsqu’avec subtilité, mais aussi franchise, il montre que notre vision héritée des Lumières et de l’Aufklärung est faussée. Cette idée selon laquelle l’histoire s’est d’abord posée en Orient, avant de se développer en Égypte, Grèce, Rome, puis de triompher dans l’Europe du XVIIIe alors que d’autres restaient en retrait de ce processus, est complètement faussée. Or, au-delà d’un président mal informé et de propos de comptoir, il s’agit bien de tout notre système qui a mis des continents en avant plus que d’autres. La formation aux concours d’enseignants répond à cette description. Combien d’agrégatifs ont croisé les doigts lors de la leçon de hors-programme pour tirer un classique « Martin Luther », « le gaullisme » ou « le Second Empire », plutôt qu’un sujet maladroitement pensé comme exotique. Cela vient autant des lacunes des bibliothèques que de la formation, qui n’inclut pas de faire de l’histoire autrement. Malheureusement, ces travers sont reproduits par les enseignants par le biais des programmes qui doivent être appliqués, comme l’illustre magistralement le programme de Seconde qui, après avoir approché la Méditerranée antique, puis médiévale, se focalise sur l’ouverture atlantique avant de revenir en Europe avec le triomphe de l’Humanisme, puis l’affirmation de l’État moderne. L’Afrique n’est enseignée qu’à travers la traite des esclaves, puis l’arrivée des colonisateurs.

 

Cette leçon inaugurale de François-Xavier Fauvelle fera date pour au moins trois raisons. D’abord, sa façon d’évoquer le métier d’archéologue-historien. Le suivre dans le récit de ses recherches, découvertes et échecs répond au canon de Paul Veyne selon lequel l’histoire est un roman vrai. Ensuite, pour les perspectives qu’il dégage. Le succès de ses derniers ouvrages et la reconnaissance que lui octroie cette chaire ouvrent de nombreuses pistes, puis devraient permettre la naissance et l’aboutissement de travaux passionnants sur les mondes africains médiévaux. Enfin, écouter François-Xavier Fauvelle est une invitation au plaisir de la découverte et à une remise en question permanente pour celui qui aura su l’écouter. Si l’Afrique a été contournée et n’a constitué qu’une étape pour les Européens des époques médiévale et moderne, force est de constater qu’elle a été écartée des cursus car elle ne répondait pas aux canons historiques. L’étude des mondes africains amène à repenser le rapport aux sources et montre que l’Histoire n’a pas de moteur qui la ferait avancer vers une quelconque finitude. On parle davantage d’histoires qui se construisent, se déconstruisent, s’entrechoquent, se reconstruisent, se rejettent. Faire de l’histoire revient alors à comprendre ces multiples dialogues, sans vouloir les enfermer de façon ordonnée dans une quelconque logique systémique.