Le Prix Nobel de Littérature de 2014, célébré pour son « art de la mémoire », nous entraîne dans une enquête dévoilant une épure de son art poétique.

Patrick Modiano, dans ce vingt-neuvième roman, imagine la quête de Jean Eyben, vingt ans à peine, qui se voit confier par l’agence du détective Hutte, le « dossier » d’une dénommée Noëlle Lefebvre qui lui pose problème : « Non seulement elle avait disparu d’un jour à l’autre, mais on n’était même pas sûr de sa véritable identité. » Quand le narrateur, quelques mois plus tard, quitte ce travail, qu’il avait pris comme une initiation à la carrière d’écrivain car il combine enquête, intuition et discrétion et conduit à s’introduire dans la vie des autres, il emporte avec lui la chemise bleu ciel qui contient une simple fiche, « en souvenir ».

 

Dans la brume de la mémoire

L’enquête nous conduit au guichet disparu de la poste restante de la rue de la Convention, au Dancing de la Marine quai de Grenelle, près du magasin Lancel de la place de l’Opéra où Noëlle aurait travaillé avant de s’installer à Rome. Il y a aussi le château de Chêne-Moreau en Sologne qui rappelle, dans cet univers onirique et incertain, celui du Grand Meaulnes. On croise des témoins, sans réussir à savoir s’ils sont fiables : Gérard Mourade, un comédien qui porte « une veste de mouton retourné », Georges Brainos, patron de cinéma bruxellois, Roger Behaviour ou plutôt Béavioure. Modiano nous enchante avec son art d’énumérer les patronymes à la fois proches et étranges comme Loulou Alauzet ou Pimpin Lavorel. Il ne s’agit pas vraiment d’une quête du passé, dans cette recherche qui hante le narrateur pendant trente ans, car les époques se superposent, et l’ordre chronologique importe peu. « Le présent et le passé se mêlent l’un à l’autre dans une sorte de transparence, et chaque instant que j’ai vécu dans ma jeunesse m’apparaît, détaché de tout, dans un présent éternel. »

 

Le tiroir à double-fond

Dans l’appartement de la rue Vaugelas que Roger et Noëlle ont habité, le narrateur ouvre le tiroir d’une table de nuit et trouve dans le double-fond un carnet cartonné où figurent des noms et des adresses énigmatiques notés par la jeune femme, et cette phrase inachevée, à la date du 28 juin : « Si j’avais su… » C’est dans un dictionnaire que l’apprenti écrivain cherche l’explication de son geste : « Et pour comprendre mon geste de ce soir-là, je consulte un dictionnaire en ce moment même. "Intuition : forme de connaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement." » C’est dans ce même dictionnaire qu’il cherchera plus tard la définition de l’encre sympathique, quand il aura l’impression que des annotations apparaissent dans l’agenda, absentes lors de sa première lecture : « Encre qui, incolore quand on l’emploie, noircit à l’action d’une substance indéterminée. » Mais sympathie retrouve aussi dans le roman son sens étymologique quand il s’agit pour le lecteur de partager l’éternel chagrin de l’enfance et les errances d’un narrateur qui marche en équilibre entre le présent et le passé, l’oubli et la mémoire, les êtres et leurs fantômes. Ce personnage qui devient écrivain sous nos yeux, fait le récit de ses investigations passées, sur un cahier Clairefontaine, dont la pagination correspond à celle du livre que nous sommes en train de lire, ce qui produit un effet vertigineux. Il utilise un autre réseau métaphorique pour désigner le travail de la mémoire et de l’écriture : « C’est dans cette espèce de chambre noire de la solitude qu’il faut que je voie vivre mes livres avant de les écrire. »

 

On ne lâche pas ce roman envoûtant, d’une grande mélancolie et plein de fausses pistes, qui conduit son lecteur dans les méandres d’une mémoire maladive dans laquelle chacun peut se lire et se relire pour que s’éclaire la phrase de Maurice Blanchot dans Le Livre à venir (1959) placée en exergue de cette œuvre magnifique : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. »