Une biographie (non autorisée) fouillée et bien documentée du pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm.

La biographie entreprise par Myriam Anissimov vient compléter les passionnants ouvrages écrits par Daniel Barenboïm lui-même dans lesquels il expose sa conception des missions allouées à la musique (La musique éveille le temps, Fayard, 2008 ; La musique est un tout, Fayard, 2014) ou relate son propre parcours de musicien (Une vie en musique, Belfond, 1991). Parmi les célébrités du monde musical, la figure de Barenboïm interpelle ses contemporains à plus d’un titre : pour la précoce multiplicité et la longévité de ses dons artistiques (en tant que pianiste et chef d’orchestre), pour sa présence incontournable sur les scènes du monde entier et sa contribution à des événements extramusicaux (présence remarquée aux obsèques du président Jacques Chirac en septembre 2019), mais aussi pour le sens politique et moral qu’il attribue à la musique et à son interprétation (voir le dialogue entrepris avec Edward W. Said dans l’ouvrage Parallèles & paradoxes aux éditions du Rocher en 2003).

L’ouvrage de Myriam Anissimov entend compléter le regard que Daniel Barenboïm porte sur lui-même et sur une carrière exceptionnelle qui l’a conduit à travailler avec les plus grands instrumentistes et compositeurs de la deuxième moitié du XXe siècle et du temps présent, à l’image d’un Pierre Boulez. Pour rendre compte de cet itinéraire hors du commun, l’auteure n’a pas jugé bon de consulter le maître qui, semble-t-il, s’en est étonné. Cette démarche indépendante, que l’on pourrait qualifier de journalistique, tient à conserver une neutralité objective dressant de l’extérieur, avec une certaine mise à distance, le portrait d’un musicien et d’un citoyen engagé au service de la paix — lui qui dirige le fameux West-Eastern Divan Orchestra dédié à la réconciliation israélo-palestinienne. L’auteure reste finalement fidèle à la démarche qui fut la sienne pendant une dizaine d’années au Monde de la musique et elle n’entend pas entrer dans des considérations qui dresseraient un portrait trop psychologique du pianiste virtuose. Elle n’entre pas non plus dans des développements strictement musicologiques et ne s’attache pas à décrire le « style Barenboïm ». Elle propose de relater de manière assez factuelle le parcours du pianiste prodige en cinq temps composés d’un total de 68 courts chapitres. Les épisodes de la vie de Barenboïm sont rapidement découpés entre d’une part son enfance, sa rencontre et idylle avec Jacqueline du Pré, l’envol de sa carrière internationale, l’apogée atteint conjointement à Bayreuth, à Paris et à Chicago et d’autre part l’engagement « humaniste » qui pose sans surprise la question du rapport à Wagner, à l’antisémitisme (sujet récurrent) et à l’opinion israélienne.

L’auteure réalise un effort de reconstitution des contextes historiques et géoculturels que Daniel Barenboïm a traversés en presque 70 ans de carrière, de ses premiers concerts de Buenos Aires en tant que jeune virtuose à ses tournées internationales actuelles. Il aurait été cependant utile que Myriam Anissimov s’inspire du livre d’Esteban Buch (absent de la bibliographie) sur la tournée en 1980 (occultée dans la chronologie jointe) de Daniel Barenboïm et de l’Orchestre de Paris dans cette Argentine alors victime de la dictature militaire(Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature, Seuil, 2016.). Sans doute, l’auteure aurait-elle eu intérêt à approfondir certains pans de la vie de Barenboïm.

Si celle-ci se prête à un récit romanesque où figurent ses parts de bonheur, de réussite spectaculaire mais aussi de malheur personnel (la maladie puis le décès de Jacqueline du Pré), l’auteure fonde son analyse sur de multiples sources où elle croise les témoignages, les nombreux écrits de Barenboïm, des articles de presse, diverses études d’histoire de la musique et quelques travaux d’historiens. Sa reconstitution sur 351 pages du parcours personnel et professionnel du virtuose est complétée par quelques dizaines de notes explicatives où figurent les sources bibliographiques. Deux appendices, une chronologie, un index des noms de personnes mais également un cahier central de photographies facilitent la consultation de l’ouvrage. Le portrait dressé du maître en valorise la dimension artistique (que l’on sait prodigieuse) mais porte également un éclairage sur ses engagements d’homme et de citoyen du monde (porte-parole de la paix nommé par l’ONU). Au-delà de ce qu’il y a d’attachant et de singulier en la personne de ce jeune enfant juif d’Argentine devenu un « monstre sacré » de la musique et par-delà son parcours de pianiste virtuose, l’on comprend mieux le soin que prend cet immense artiste à plonger la musique dans les problématiques sociales, éthiques, politiques, voire géopolitiques de son temps. Conçue comme un remède pour les maux qui perdurent, considérée comme une solution aux crises de notre époque, comme un medium entre les cultures et un moyen de réunir les peuples, la musique se conçoit, selon Barenboïm, comme un outil utile à la vie des hommes destinés à vivre ensemble. À la lecture de ce livre intéressant, Barenboïm nous apparaît autant comme un immense artiste que comme un « animal politique » de premier plan.