Journaliste à Mediapart, Romaric Godin propose une grille de lecture économique de la vie politique française après l’élection d’Emmanuel Macron.

La tentative de perquisition de Mediapart en 2018 constitue le point de départ de La Guerre sociale en France de Romaric Godin. Journaliste économique pour le quotidien numérique fondé par Edwy Plenel, Godin considère que cet événement, la volonté de violer le secret des sources pourtant à la base du journalisme, est symbolique de la dérive autoritaire du gouvernement d’Emmanuel Macron, dérive dont le mouvement a en fait débuté dès 2015, lors du précédent quinquennat, à la suite des attentats terroristes.

 

Le néolibéralisme : l’Etat au service du capital

S’il utilise le terme d’autoritarisme, Godin prend d’emblée le soin d’éviter toute confusion avec celui de dictature. La France reste bien sûr une démocratie. Mais il ajoute : « Néanmoins cette démocratie tend progressivement à prendre une tournure singulière, où le pouvoir affirme son autorité avec de moins en moins de retenue et où l’opposition, politique, civile et sociale, est davantage méprisée qu’écoutée. » En témoignent les violences policières ou les entraves à la liberté de manifester. « C’est une démocratie où celui qui a gagné l’élection présidentielle, quelles que soient les conditions de cette victoire, peut ignorer, sans réel contre-pouvoir, non pas la minorité, mais l’immense majorité d’une population qui rejette le cœur de sa politique. » La tendance était déjà présente au cœur des institutions de la Ve République. Il existait autrefois des contre-pouvoirs. Depuis, selon Godin, les digues ont sauté.

Le hiatus entre le programme économique du nouveau président, résumé par l’idée de réformes structurelles, et le refus de la majorité des Français à le voir appliqué, a conduit à un durcissement du pouvoir à l’égard du peuple, d’où, en référence à Karl Marx, une nouvelle « guerre sociale ». Celle-ci constitue le dernier épisode d’un processus en cours depuis les années 1970.

Pour Godin, l’économie capitaliste est le lieu d’un affrontement entre capital et travail. Dans cette lutte, l’Etat français s’est initialement placé du côté du capital lors du XIXe siècle. Après la crise de 1929 et, surtout, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, il adopte une position neutre entre capital et travail, entraînant le développement de l’Etat-providence et de politiques keynésiennes. A partir des années 1970, la baisse du taux de profit marque le début d’un changement de paradigme et de la montée en puissance du néolibéralisme. Pour les tenants de ce dernier, afin de préserver le bien commun, l’Etat doit venir en aide au capital. Cependant, selon Godin, une telle idée est massivement rejetée par la population française. En conséquence, une guerre sociale sourde existe depuis cette époque, éclatant parfois au grand jour. Ce refus aurait conduit la France à trouver « une voie originale dans le libéralisme », autrement dit à maintenir peu ou prou un équilibre entre capital et travail.

 

Le Macronisme ou la fin du compromis français

L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 change la donne. En dépit de son « en même temps » proclamé, il souhaite de fait une application totale du néolibéralisme et mettre fin aux résistances de la société française. C’est la mort annoncée du compromis à la française grâce à la solidité du « bloc néolibéral ». Bien que minoritaire dans l’électorat, celui-ci gouverne grâce à son unité face à une majorité, refusant certes le néolibéralisme, mais divisée entre, d’un côté, un Rassemblement national honni par la majorité restante et, de l’autre côté, une gauche fragmentée, d’où l’« impasse » politique actuelle. Le régime politique française exacerbe cette impasse. Le durcissement du pouvoir a lieu sur un fond de dissolution des solidarités à la suite des précédentes réformes néolibérales, même inabouties. Pour Godin, « Cet abus constant d’autorité a beau prendre les formes les plus chatoyantes, de la modernité, des start-up, de la "révolution", elle n’en est pas moins le symptôme d’une violence permanente faite à un corps social français profondément hostile au néolibéralisme. »

Dans son essai, le journaliste économique revient ainsi sur la genèse du néolibéralisme et sa définition : un Etat au service du capital. Il met en lumière les spécificités françaises par rapport à la course néolibérale à l’échelle mondiale, freinée au plan national, avant de présenter la naissance du Macronisme, qu’il fait remonter au rôle du futur président au sein de la commission Attali pour la libération de la croissance. Il souligne que le programme économique du nouveau Président est finalement à contre-courant de son époque qui voit la remise en cause du néolibéralisme par la science économique. La détermination d’Emmanuel Macron à imposer son programme et l’absence d’alternative politique conduisent à une impasse en raison du « gouffre » en le « pays légal » et le « pays réel ». La constitution de la Ve République, conçue davantage pour gouverner que pour représenter le pays, renforce un tel hiatus.

En conclusion, Romaric Godin estime que les « démocraties illibérales » et leurs consœurs néolibérales, sous des dehors très différents, visent toutes à rétablir les intérêts du capital, comme l'illustrent les réformes contre le travail de Victor Orban en Hongrie ou l'alliance de Jair Bolsonaro avec l'agrobusiness au Brésil. En France, cette entreprise se traduit également par une guerre culturelle, en plus de l’usage de la violence légitime, pour imposer par la force le néolibéralisme. La résistance à ce dernier prend cependant de nouvelles formes à l’image du mouvement des gilets jaunes. Pour autant, le pouvoir s’estime protégé par la menace de l’extrême-droite, prenant soin de se présenter comme son dernier et unique rempart. Jusqu’à quand ?

Pour Romaric Godin, la seule solution pour éviter le pire n’est pas de se résigner au néolibéralisme, mais la « construction d’une alternative crédible et puissante » à ce dernier. La perspective apparaît encore lointaine en France. Toutefois, de nouvelles idées émergent en économie en parallèle de formes inédites de luttes sociales. Surtout, l’urgence écologique et la réappropriation de la notion de liberté par la gauche – une liberté allant de pair avec les notions de solidarité et de bien commun – pourraient accélérer l’émergence d’une nouvelle option politique selon Godin. Les municipales de 2020 constitueront un premier test à cet égard.

 

Avec La guerre sociale en France, Romaric Godin offre une analyse claire, détaillée et argumentée de la situation politique actuelle. Certains passages au style enlevé se lisent comme un roman. Plus largement, son essai fait bien sûr écho à son travail quotidien de journaliste économique pour Mediapart et rappelle le livre récent de son confrère Laurent Mauduit, La Caste, et La Société ingouvernable du philosophe Grégoire Chamayou. Le travail de ce dernier, dont le sous-titre n’était autre que « généalogie du libéralisme autoritaire », est ici décliné à la manière de gouverner d’Emmanuel Macron. Si la critique du macronisme du journaliste manque parfois de nuances et apparait par endroit trop mécanique, elle se révèle aussi trop généreuse dans son application du qualificatif néolibéral, qui va de la Fondation Saint-Simon à Michel Rocard. Pour autant, l’essai de Romaric Godin offre une grille de lecture intéressante pour comprendre la France de 2019.