Une analyse sur la place de Hegel dans l’émergence du romantisme en Allemagne.

Robert Legros, intellectuel incontournable sur la question de la pensée du jeune Hegel, à qui on doit de nombreuses publications sur le sujet, montre comment la réaction de Hegel à la philosophie héritée des Lumières, dans ses premiers textes, converge vers certaines positions du romantisme naissant. Une brève préface de F. Dastur analyse les résultats des études que mène l’auteur dans ce livre. L'ouvrage se découpe en trois chapitres traitant de Hegel.

Religion et moralité

Les Lumières et le romantisme, qui naissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, veulent qu’advienne un monde humain délivré de l’écartèlement du sensible et de l’intelligible. Analysant le fragment de Tübingen, R. Legros met en évidence que pour Hegel, « la religion envahit et imprègne la vie des hommes ». On y est initié dès l’enfance, et elle préside à notre rapport au monde. Pourtant, pour Hegel, ce n’est pas théoriquement, mais pratiquement, que la religion atteint le plus fortement l’homme, puisqu’elle informe son action morale, structurant ainsi à la fois nos mœurs, et votre vision du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Hegel admet que le rapport de l’homme à la religion peut être théorique, dans la doctrine, par exemple, mais dans ce rapport théorique, la religion est considérée comme « objective » et « arbitraire » par Hegel, au sens où elle est détachée de la vie et ne la façonne pas. En revanche, la religion en tant que ressort moral est dite « subjective »   . Hegel affirme que l’élan initiant l’action morale vient de la sensibilité, mais d’une sensibilité qui serait déjà « spirituelle », au sens où les idées de la raison peuvent susciter une action morale avant toute réflexion théorique. A l’échelle d’un peuple, les individus s’entendent sur des principes communs provenant de la religion, ici dans sa dimension subjective, sensible et populaire. La sensibilité spirituelle d’un peuple émane de sa religion subjective. Comme le formule adroitement R. Legros : « Qu’il s’agisse de la religion qui donne un élan à l’action morale ou de la religion d’un peuple, elle est « subjective », en ce sens qu’elle est animée de représentations qui ne sont pas « objectives », réfléchies ». Bien au contraire, même, puisque pour Hegel, l’élan d’une action morale est brisé quand les idées qu’elle vise deviennent « objectives ». Critiquant la religion « objective », Hegel remet en question la pensée rationaliste issue des Lumières, non parce qu’on ne pourrait pas systématiser, mais parce que, vivante, la religion authentique, subjective, déborde, excède, toute mise en système. La religion subjective agit de manière diffuse en transmettant sans les thématiser les idées populaires de la religion qui incitent et mettent en mouvement les hommes qui veulent agir moralement.

Pour le Kant de la seconde Critique, ce n’est pas à partir de notre relation à un Dieu infini que nous déduisons nos devoirs moraux, mais à partir du fait, comme le rappelle R. Legros que « le devoir s’impose à nous comme un absolu » - et c’est donc secondairement que, pour lui donner sens, nous postulons aussi bien l’existence de Dieu que l’immortalité de l’âme. Hegel estime que ce renversement de la conception courante du rapport entre religion et moralité que la raison pratique constitue l’origine de la religion. C’est à partir d’un sentiment moral originaire (par exemple que la punition doit suivre l’injustice) que naît la religion. Hegel reprend à Kant l’idée d’une religion comme exigence issue de la moralité, ainsi que ses critiques d’une religion dévoyée qui attribuerait à Dieu une sensibilité et chercherait à le séduire plutôt qu’à bien se conduire. Mais il se détache de lui, quand Kant affirme que la volonté doit être directement déterminée par la loi morale, indépendamment de la sensibilité. Hegel envisage plutôt une action morale animée par la religion mais irréductible à des mobiles de crainte ou d’espoir. Il s’appuie sur quelques exemples pour montrer « la compatibilité entre la moralité et les croyances illusoires que peut engendrer la religion qui s’impose comme source de la moralité ». Ces exemples relèvent de la superstition mais ont une valeur morale. Ainsi de Socrate qui entend honorer le fils d’Apollon par un sacrifice, ou Marie-Madeleine manifestant sa piété par l’onction du corps du Christ. Hegel place l’entendement du côté du théorique, et la sensibilité, non pas aveugle, mais spiritualisée, capable d’idées, du côté du pratique. L’entendement, s’il peut dissiper les illusions religieuses, est en revanche incapable de susciter une action morale. Le rôle que l’Aufklärung voulait attribuer à l’entendement est rejeté par Hegel qui en circonscrit l’usage au plan seulement théorique. Si de nombreuses expressions semblent témoigner d’une influence de la seconde critique sur le jeune Hegel, elles sont utilisées dans un sens autre que celui que leur confère leur emploi par Kant. Ainsi Hegel se démarque-t-il de Kant en réfléchissant sur la sainteté qu’il juge inaccessible à l’homme parce que ce dernier aurait besoin d’autres mobiles se rapportant à la sensibilité que le respect de la loi.

 

Le jeune Hegel et la naissance du romantisme religieux

Alors qu’en France le combat des Lumières est mené au nom de la raison, et parfois d’une certaine forme de matérialisme d’origine libertine, contre la religion en tant que telle, en Allemagne, les représentants importants de l’Aufklärung essaient de fonder une religion compatible avec les exigences de la raison. R. Legros analyse depuis Leibniz et Wolff, en passant par Lessing et Mendelssohn, jusqu’à Jacobi, le passage de l’onto-théologie classique, héritée du platonisme, à l’onto-théologie romantique. Cela présuppose alors quelque chose comme un changement d’onto-théologie, comme le souligne R. Legros : cette onto-théologie que Hegel semble partager avec les romantiques place le divin au cœur de la sensibilité (d’où la prévalence sur le reste de la religion populaire), tandis que l’onto-théologie classique considérait le divin et le suprasensible comme le domaine de l’être, tandis que ce qui ressortait de la sensibilité ou du terrestre était dévalué et déterminé négativement par rapport à cet absolu qu’était l’être. Le livre de R. Legros est particulièrement précis sur le rôle de la philosophie de Jacobi dans l’élaboration d’une pensée dissociant l’ordre du cœur et de la foi de celui du froid entendement.

Aussi R. Legros présente-t-il une pensée du romantisme, irréductible à une seule sensibilité artistique et littéraire, se démarquant de ce que la tradition semblait avoir établi. Comme il repose sur une compréhension de ce qu’il y a de plus universel dans l’étant et de ce qui le fonde en totalité, il est, par sa nature onto-théologique. C’est ainsi qu’il s’introduit, comme le note R. Legros, « dans l’esthétique (mise en question du Beau comme imitation d’un ordre idéal universel), le droit (mise en question d'un droit qui correspondrait à une nature humaine universelle), l’histoire (mise en question de l’idée du progrès historique), l’économie politique (mise en question du libéralisme économique), la religion (mise en question d’un accord de la religion et de la raison), la pédagogie (mise en question de l’apprentissage « livresque »), la morale (mise en question des principes universels), les sciences expérimentales (mise en question des modèles mécanistes), la pensée politique (mise en question […] de l’État universel, du conventionnalisme) ».

 

Hegel et le romantisme politique

Pour Kant, l’Aufklärung est un mouvement historique consistant en l’accession de l’humanité à sa majorité. Autrement dit le renoncement de l’homme à sa minorité artificielle pour assumer sa majorité naturelle. Les hommes naturellement majeurs ont été amenés dans une sorte de servitude volontaire, par paresse et lâcheté, à préférer l’état de minorité. Comme le dit l’auteur, « instance artificielle advenue par des accidents – l’émergence de la paresse et de la lâcheté chez les uns, du désir de dominer chez les autres – qui ont arraché l’homme à sa société naturelle originaire, l’État est néanmoins devenu un instrument nécessaire (…) la cohésion naturelle étant perdue, l’artifice est désormais requis pour faire prévaloir l’intérêt commun. L’État est rationnellement un mal, mais un mal devenu nécessaire, et même un mal qui peut contribuer à faire progresser l’homme vers le bien ». Du coup, l’homme appartient à l’État en tant qu’être sensible, mais aussi à la société universelle en tant qu’être rationnel ; il est à la fois citoyen (et en tant que citoyen est « pièce d’une machine », rouage mécanique artificiel) et homme (et en tant qu’homme est membre d’une communauté naturelle).

Aussi l’exaltation romantique du moi n’est pas réductible au moi individualiste qui considère les hommes comme des entités isolées et radicalement et substantiellement séparées les unes des autres, sauf à s’unir accidentellement. Bien plutôt, le moi romantique, qui laisse se déployer sa sensibilité personnelle et laisse éclater le carcan qui bride sa subjectivité, entend-il par là rejoindre une totalité qui le dépasse et dans laquelle il se fond. Ainsi, comme le note R. Legros, « chaque individualité est comprise par le romantisme non point comme une entité isolée mais comme le « fragment » d’une totalité. Aussi chaque individu, par ce qu’il a de plus original et de plus individuel en lui, exprime-t-il un caractère universel de l’humanité ».

Dès lors, les justifications traditionnelles de l’État qui s’appuient sur la légitimité de la contrainte pour faire taire les particularités au profit de l’universel voient elles leur fondement sapé, quand, dans la conception romantique, la mission conférée à l’État est celle de laisser s’exprimer la sensibilité du peuple sans la brimer au nom de l’universel   . S’appuyant sur la pensée d’Adam Müller, R. Legros relève avec lui l’opposition entre l’État mécanique et artificiel conçu par le rationalisme et l’État vu comme principe d’une totalité naturelle, quasiment organique, en dehors de laquelle l’homme n’existe pas concrètement. A. Müller vise ainsi à réfuter le libéralisme, contractualiste ou non, qui ne voit dans l’État qu’un moyen de réaliser une certaine fin, alors que pour lui et les romantiques, l’État est une fin en lui-même. Pour Müller, les présupposés fondamentaux et contestables des Lumières sont la croyance en la capacité des individus à s’extraire des liens sociaux, la croyance en sa capacité à s’extraire de l’histoire et la conception de l’État comme une invention superficielle, alors qu’il englobe la totalité de la vie humaine. A partir de ces éléments, R. Legros analyse la position politique du jeune Hegel, dont il montre qu’elle ne se veut pas affranchissement de la religion, mais « libération par une nouvelle forme de religion qui puisse correspondre à la mentalité d’un peuple » et dont le modèle est celui de la Cité grecque républicaine. Il subordonne ainsi la question politique à la question religieuse. En effet, pour Hegel la réconciliation sociale correspond non pas à une « émancipation des individus à l’égard des sensibilités et de la religion, mais à un dépassement de l’individualisme – de l’individu conçu comme sujet – par une totalité en laquelle le peuple organise « son service public divin de telle manière que l’esprit, l’imagination et le cœur soient touchés – sans que la raison en sorte vide » ».

 

Hegel a été un des premiers penseurs à esquisser la représentation romantique de l’État. A la fin de sa période bernoise, il fait apparaître, à travers l’image qu’il propose de la cité républicaine, quelques traits essentiels qu’une dizaine d’années plus tard, Adam Müller attribuera à la monarchie républicaine