Quelles seraient les conditions d’une rencontre réussie entre une œuvre d’art contemporain et ses spectateurs ?

Vous croyez au pouvoir de l’art contemporain, à sa capacité à émouvoir, questionner, faire réfléchir, faire sentir ; vous l’avez peut-être même éprouvée quelquefois. En même temps, de très nombreuses œuvres contemporaines vous laissent complètement indifférent. C’est le motif de l’enquête philosophique qui va suivre. Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual conjuguent ici leurs spécialités, de philosophe pour l’un et d’historienne d’art pour l’autre, et leur intérêt commun pour le pistage, pour tenter de répondre à cette question.

 

Rencontres manquées

Une première explication est que ces œuvres seraient trop novatrices ou trop dérangeantes. L’art incarne depuis le milieu du XXe siècle une nouvelle définition du progrès comme liberté critique et absolue, ce qui peut dans certains cas le pousser à l’autoréférentialité et à l’hyperformalisme, expliquent-ils. Quitte à perdre de vue l’objectif des avant-gardes, pour lesquelles bousculer nos habitudes de voir, de sentir, etc. devait permettre de « changer la vie ».

Une autre explication, finalement sans doute plus plausible, est de voir dans ces œuvres, pour lesquelles nous ne ressentons rien, la marque d’une volonté délibérée de se rendre impropres à toute « digestion », autrement dit de refuser qu’elles soient simplement assimilées pour satisfaire des besoins préexistants (une caractéristique qui anticipe sur la suite), conformément au mode de réception le plus répandu sous l’influence de l’industrialisation et de la commercialisation des produits culturels. Ce sont des œuvres dont les curateurs doivent expliquer sur des panneaux, pour satisfaire à l’obligation d’un art critique, la portée politique, qui restera généralement vague et allusive, alors qu’elles ne produiront par ailleurs aucun effet sur le spectateur.

 

Critères d’une rencontre réussie

A ce stade, pour préciser ce que pourrait être une rencontre réussie avec une œuvre d’art, l’ouvrage mobilise alors les concepts et les théories de Gilbert Simondon, auquel Baptiste Morizot a consacré sa thèse, et en particulier la notion d’individuation. Celui-ci nous invite à considérer l’individu non pas comme une entité fixe et stable mais « comme une trajectoire d’individuation, [elle-même] constituée de rencontres successives qui ont induit la formation en chacun de structurations intérieures, qui constituent ses manières de sentir, d’agir, de concevoir, de percevoir », tout en laissant celles-ci prêtes pour de nouvelles rencontres. C’est ainsi la part d’irrésolu d’un individu qui peut éventuellement rencontrer une « singularité », comprise comme une composition de traits de l’œuvre, dans une rencontre individuante, qui fait sens pour lui, et éventuellement pour d’autres. Un nombre considérable de singularités ne sont pas compatibles avec le « milieu métastable » que constitue un individu au moment de la rencontre, auquel cas celle-ci n’aura pas lieu ; comme elle n’aura pas eu lieu pour nous avec l’œuvre présentée dans l’épilogue qui voulait illustrer la capacité transformatrice de l’art face à l’urgence écologique : on n’accroche pas toujours. Pour autant, l’art, du fait de la suspension du jugement qu’il permet, rend parfois plus facile la rencontre avec des singularités qui pouvaient sembler a priori incompatibles, jusqu’à réussir à nous s’intéresser à la vie d’un sicaire, puisque c’est l’exemple que prennent les auteurs.

Reste à expliquer qu’une même œuvre puisse être l’occasion d’une rencontre individuante produisant des effets très semblables chez plusieurs personnes. Si l’on suit le raisonnement précédent, cela conduit à supposer que nos parts respectives d’irrésolu possèdent des formes implicites, identiques ou très similaires. La rencontre avec une même œuvre pourra alors résoudre de manière très proche ces tensions communes, voir nous agréger en un collectif d’individuation. Les auteurs prennent ici l’exemple d’un tableau ancien, La Liberté guidant le peuple de Delacroix : « ce tableau aurait contribué à inventer les accents affectifs de l’idée de révolution dans nos esprits », expliquent-ils. La même démonstration pourrait sans doute être faite avec des photographies ou des œuvres contemporaines.

Comment ces singularités agissent-elles sur nous ? A l’image de ce qui se passe pour la mémoire, toujours en suivant en cela G. Simondon, chaque singularité rencontrée, expliquent les auteurs, transforme notre façon de rendre intelligible l’expérience présente et à venir. « L’art ne transforme pas seulement notre perception du monde […], il transforme nos formes de vie dans ce qu’elles ont d’intégré et d’orienté vers l’à venir, c’est-à-dire tout notre usage du monde. ». Les auteurs en donnent quelques exemples.

 

Conditions d’une création réussie

Finalement, cette manière de concevoir la rencontre réussie avec une œuvre d’art vaut également pour décrire le processus de création qui y a abouti. « La trouvaille artistique constitue une résolution inventive d’une tension de forme dans le système de soi et du monde que constitue la part d’irrésolu de l’artiste : elle configure à ce titre autrement pour l’artiste le branchement entre milieu intérieur et milieu extérieur, pour ouvrir des chemins neufs à la sensibilité, c’est à dire à l’intelligibilité de l’expérience vécue, c’est à dire aussi des "chemins de l’action". Parce que la part d’irrésolu n’est pas unique à chaque individu mais profondément partagée, la trouvaille va pouvoir fonctionner comme singularité pour faire réagir et prendre la métastabilité des autres : ceux qui un jour rencontreront l’œuvre. »

Le dernier chapitre enfin est une tentative de mobiliser les outils ci-dessus pour explorer les conditions d’une création favorisant alors ce type de rencontre dans le genre bien particulier de l’art participatif, dont Estelle Zhong Mengual est une spécialiste. Une pratique artistique qui repose sur la collaboration d’un artiste avec des participants sur un temps long dans l’espace social, et qui pourrait constituer de ce fait un cadre favorable à l’émergence de rencontres individuantes, parmi d’autres dispositifs, qui restent à découvrir et à analyser… L’art nous transforme, encore faut-il qu’il continue à vouloir le faire.

L’ouvrage est particulièrement stimulant, même si l’ensemble de conjectures qu’il présente nécessiterait d’être davantage étayé (on pense en particulier à la formation d'un collectif) et également mis à l’épreuve sur un nombre d’œuvres plus important que celles qu’il analyse, brillamment au demeurant.