Au croisement des neurosciences et des sciences sociales, le sociologue Alain Ehrenberg revient sur la construction de l'homme neuronal depuis les années 1990.

Après La concurrence des sentiments : une sociologie des émotions (Paris, Métailié, 2017) de Julien Bernard et le cinquième numéro de la revue Sensibilités. Histoire, critique & sciences sociales (coordonné par Quentin Deluermoz, Thomas Dodman et Hervé Mazurel) qui s’est proposé de penser à nouveaux frais la question des émotions depuis les points de vue contrastés des neurosciences affectives et des sciences humaines, c’est au tour du sociologue Alain Ehrenberg de traiter des passions sous le regard des neurosciences cognitives qui « associent les sciences du cerveau, les psychologies scientifiques, comportementales et cognitives, aujourd’hui rassemblées sous le label de "sciences comportementales" » (11). Depuis quelques années, la sociologie s’est emparée du phénomène de neuro-manie pour dégager les apports essentiels des neurosciences qui infiltrent les politiques publiques de notre société contemporaine tout en reconnaissant certaines de ses zones de fragilité.

En affinité avec Erving Goffman, célèbre pour ses analyses sociologiques des institutions totalitaires et de la condition asilaire, Alain Ehrenberg se passionne pour la santé mentale qu’il commenta abondamment dans son œuvre au cours des trente dernières années avec des titres comme Drogues, alcools, médicaments psychotropes (1991), La Fatigue d’être soi – dépression et société (1998), Les maladies mentales en mutation : Psychiatrie et société (co-écrit avec Anne Lovell, 2000), et La Société du malaise (2010). Dans ce nouvel opus scindé en six chapitres, il explore le cheminement qui a construit l’homme neuronal depuis l’émergence des neurosciences cognitives dans les années 1990.

 

Un pont entre neural et social

Dans son introduction à La mécanique des passions : cerveau, comportement, société, il appelle à « dépasser le double débat, épistémologique et politique dans lequel les neurosciences cognitives sont prises. Le débat épistémologique est amené par les neurosciences à travers le thème de "l’erreur de Decartes", pour reprendre le titre du célèbre livre d’Antonio Damasio. Il oppose au supposé dualisme cartésien de l’âme et du corps un monisme matérialiste, une unité indivisible de l’être dont le cerveau est le siège. […] Le débat politique est essentiellement porté par les courants critiques des sciences sociales et de la philosophie se réclamant de la pensée de Michel Foucault ou de Pierre Bourdieu : ils ciblent le réductionnisme des neurosciences qui seraient l’expression d’un biopouvoir, lui-même au service du néolibéralisme ambiant. » (14-15). A l’instar du cinquième numéro de la revue Sensibilités auquel l’auteur a participé, Alain Ehrenberg entend s’inscrire dans le sillage des neurosciences humaines afin de jeter des ponts entre le neural et le social.

Le chapitre inaugural fait la part belle au potentiel caché des individus, véritable pierre angulaire du discours biosocial et de la neuro-diversité. Alain Ehrenberg constate le passage « de l’individualisation du patient au nouvel individualisme émergeant au cours des années 1960-70 : les idéaux d’accomplissement personnel s’étendent à de nouvelles populations — malades, handicapées, déviantes, infirmes —, des populations vivant une expérience de la négativité dont le destin était bien souvent l’enfermement dans une institution. L’accomplissement consiste à retourner la négativité en la transformant en style de vie ayant une valeur, acceptée socialement : s’accomplir non seulement quels que soient les maux dont chacun est atteint, mais peut-être plus encore grâce à eux en découvrant son propre potentiel caché est devenu un des plus puissants idéaux de la condition autonome. » (27). L’auteur sonde ainsi la singularité fondamentale des individus que les neuro-divergents (comme les personnes atteintes du trouble de l’autisme, du syndrome de la Tourette, ou autre profil souffrant d’une affection mentale) tendent à exacerber grâce à leur style psychopathologique sui generis.

Grâce à la valorisation des pouvoirs adaptatifs du cerveau et au nouveau regard porté sur ces neuro-divergences, le handicap social de personnes comme Phineas Gage, Elliot ou Temple Grandin se mue rapidement en atout qui s’organise autour de nouveaux paradigmes comme les polarités typique / atypique, neurotypique / neurodivergent, etc. En mettant l’accent sur la singularité et le potentiel caché de leur différence, l’on sort du discours médical qui, par tradition, voit ces patients comme défaillants, sinon déficitaires, face à un normocentrisme stigmatisant. Désormais visibles, ces styles cognitifs différents, ou atypiques, mettent au goût du jour « un individualisme de capacité » (50).

Les neurosciences, quant à elles, n’y voient que des individus câblés différemment qui créent de la valeur ajoutée : « La neurologie du soi est un récit de l’individu créateur de valeurs, la valeur créée étant une manière de vivre, un style, une forme qui vaut en tant que telle. » (64).

 

Régulation et autonomie

Au chapitre suivant, le sociologue se fait historien et remonte jusqu’à la tradition philosophique de l’empirisme afin d’expliquer en quoi « le cerveau des neurosciences cognitives est un héritage des formes d’autorégulation du comportement apparues au sein des Lumières écossaises du XVIIIe siècle sous le terme générique de conversion des passions. » (70). Il apparaît que cette esquisse de l’éclosion de l’individualisme d’un homme dirigé de l’extérieur (au comportement conditionné par des forces sociales et l’environnement) ou de l’intérieur (en ce qu’il est agi par des passions ou sa raison) a pris des formes renouvelées au fil des siècles jusqu’aux années 1960 où « la régulation du comportement s’infléchit vers l’autorégulation » (86) — l’individu étant devenu l’artisan de ses transformations, de son évolution. L’enjeu est de promouvoir un « individualisme de capacité » (114) dont la clef de voûte est l’autocontrôle, et la ressource première : le potentiel inexploité que l’on doit faire saillir grâce à un regard neuf, mieux informé.

Le troisième chapitre s’interroge sur la physiologie de l’autonomie qui prend sa source dans la fortune d’un concept phare du neuropsychologue canadien Donald O. Hebb, devenu une règle scientifique qui atteste de changements structurels dans le cerveau : la plasticité synaptique. L’organe cérébral se présente aux yeux de la communauté scientifique comme « un système endogène qui s’active de lui-même » (127), ce qui permettra d’apporter du crédit à la thèse centraliste selon laquelle des mécanismes endogènes tendraient à désolidariser l’origine de l’action humaine du monde extérieur : « Avec la transmission et la plasticité synaptiques sont non seulement démontrés la capacité du cerveau à se transformer (à transformer son organisation) en fonction des besoin de l’individu, mais encore le caractère à la fois modulaire et distribué des fonctions du cerveau » (141), précise Alain Ehrenberg. La neuroanatomie et l’imagerie médicale (notamment l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle : IRMf) contribuèrent au développement des connaissances sur le cerveau et à sa cartographie : la première en mettant l’accent sur le rôle capital des connexions synaptiques, la seconde en « visant à établir un pont entre activités cérébrales et activités mentales. » (149). Ces quelques pas gagnés au cours de cette exploration neurobiologique sont toutefois nuancés par le fait que le cerveau n’a pas encore livré tous ses mystères, loin s’en faut, même si l’on peut y trouver motif d’optimisme avec les nombreux programmes de recherche en cours, comme celui de BRAIN aux Etats-Unis. Alain Ehrenberg conclut par l’observation d’un « double mouvement d’individualisation et de désindividualisation du cerveau » (162), l’un lié à la plasticité synaptique, l’autre à l’élaboration d’un « cerveau populationnel, probabiliste et numérisé » (162).

 

Des neurosciences sociales

Dans les années 1980, l’étude de la notion de sollicitude (care, en anglais) a favorisé le développement des neurosciences sociales ainsi que la promotion de la coopération entre individus grâce à l’intelligence empathique mise en avant comme une compétence pro-sociale gage de confiance et de fiabilité.

Au cours de ce nouveau chapitre, Ehrenberg explore la complexité toujours croissante du jeu social et mène une discussion édifiante sur notre société contemporaine : « Là où il s'agissait de rendre les individus utiles parce que dociles, il s’agit aujourd’hui de développer les capacités des individus à s’automatiser et à s’autocontrôler, capacités pour lesquelles le vocabulaire contemporain s’est enrichi d’un nouveau concept : être "proactif". S’il faut discipliner, ce n’est pas principalement en vue d’une obéissance, mais c’est pour développer des capacités d’empathie et de confiance en soi (au sens américain de self-reliance, de compter sur soi). La discipline au sens de l’obéissance mécanique (other-directed) se relâche, l’autodiscipline (inner-directed), qui est la discipline de l’autonomie, s’accroît. » (176). La socialisation devient une affaire de bien-être personnel et les troubles cognitifs (tels l’autisme, la schizophrénie et autres pathologies) sont désormais analysés en termes de « dysfonction sociale » (181).

La taxonomie tripartite que l’auteur fait de l’empathie (empathie cognitive, empathie émotionnelle, et empathie motrice qui traduit la résonance neurale provoquée par les neurones-miroir logés dans l’aire de Broca chez les homidés)   pose problème. L’empathie est une émotion comme chacun le sait, donc le terme empathie émotionnelle est redondant et celui d’empathie cognitive, oxymoronique (si l’on entend par là qu’une émotion pourrait être purement cognitive). Il semble que la théorie de l’esprit, comme les neurones-miroir et l’imagination, sont des mécanismes cognitifs qui opèrent en amont et pourraient aboutir à l’éclosion d’une émotion nommée empathie.

Dans l'avant-dernier chapitre, le sociologue décline les exercices qui permettraient d’accéder à l’autonomie. Par exemple, la nouvelle « approche de la schizophrénie permet d’élargir considérablement le concept de capacité humaine en le reformulant selon un axe typique/atypique et donc de considérer potentiellement l’incapacité comme une capacité différente, une neurodivergence » (213). L’idée d’un potentiel caché refait surface en donnant la chance à ces patients ambulatoires réhabilités de se réaliser pleinement dans l’espace social grâce à l’affirmation d’un style de vie différent et à la valorisation de ressources personnelles qui pourraient faire l’objet d’un partenariat. L’individu devient acteur de sa réhabilitation, de sa métamorphose sociale.

Alain Ehrenberg achève sa démonstration avec l’étude de trois récits, deux mémoires neurocognitifs ou neuropsychanalytiques sous la plume de Siri Hustvedt et Allen Shawn, et une fiction signée Richard Powers. En complément, l’on lira avec profit : The Elusive Brain : Literary Experiments in the Age of Neuroscience (2018), de Jason Tougaw, qui aborde lui aussi deux des trois références littéraires citées dans le chapitre 6 (intitulé « Suis-je malade de mes idées ou de mon cerveau ? » : La femme qui tremble. Une histoire de mes nerfs (2010) de Siri Hustvedt et La chambre aux échos (2008) de Richard Powers qui explore le syndrome de Capgras).

 

Toutes cette richesse d’idées est reprise de manière plus synthétique dans la conclusion de l’ouvrage. En substance, « Les neurosciences cognitives sont devenues un des grands récits de l’individualisme contemporain en associant les idéaux de régularité à ceux de l’infinie possibilité à changer et à innover. » (306). Ce livre dense et richement documenté, rendu plus digeste par la clarté du propos, montre en quoi les neurosciences « offrent des figures de l’action » tout en invitant l’homme à dépasser ses limites, sinon à les repousser en concordance avec les pouvoirs de son cerveau dont on méconnait encore les limites, cerveau que certains qualifient d’insaisissable.