L’effondrement de la biodiversité entraînerait-il aussi une disparition du vocabulaire pour décrire la nature ? Romain Bertrand revient sur le projet ancien d’une « histoire naturelle » globale.

Comment décrire le monde quand les mots vous manquent ? Telle est l’interrogation de départ du dernier livre de Romain Bertrand : Le Détail du monde. A l’heure de l’effondrement de la biodiversité, l’historien, déjà remarqué pour plusieurs ouvrages dont L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle)   , revient sur le projet d’une « histoire naturelle » englobant tous les êtres et dont il fait remonter la source à Goethe et Humboldt. En creux, il raconte également l’histoire du divorce entre les arts et les sciences.

 

Des portraits de paysagistes du vivant

L’historien brosse notamment le portrait de trois paysagistes du vivant : Alfred Russel Wallace, Louis Tinayre et Tom Harrison.

Le premier est un autodidacte britannique né en 1823, passionné – comme beaucoup à l’époque dans son pays – d’entomologie. L’observation des insectes est alors un espace d’affrontements théologiques, à propos de la Création – sur sa fixité ou son évolution – et sur les différentes façons de classer le vivant – entre « analogie » et « affinités ». A force d’observations, Alfred Russel Wallace découvre de manière concomitante à Darwin la théorie de la « loi de succession des espèces », équivalente à celle sur la « sélection naturelle », mais laisse la préséance à l’auteur de Sur l’origine des espèces.

Louis Tinayre (1861-1942) est un peintre français, mais aussi reporter de guerre (coloniale), comme à Madagascar à la fin du XIXe siècle. A partir de 1904, il accompagne le prince Albert Ier de Monaco dans ses expéditions, bien connu pour sa passion pour l’océanographie mais moins pour son mépris du peuple et de la démocratie qui transparaît dans ses écrits, même consacrés aux profondeurs des mers. A première vue, tout oppose Tinayre à son compagnon océanographe, puisque l’artiste est issu d’une famille engagée lors de la Commune. C’est d’ailleurs lors de leur exil hongrois qu’il fait ses études d’art. Avec le seigneur du Rocher, il se lance à la recherche picturale du « bleu des choses », quête qui transparaît ainsi dans sa décoration des plafonds de l’Institut d’océanographie.

Enfin, Tom Harrisson, à nouveau un Britannique, est le dernier des trois principaux protagonistes du Détail du monde. Dans un chapitre intitulé « Le sociologue et l’oiseau », Romain Bertrand revient sur cette personnalité à la fois attachante et déconcertante, passée par Harrow et Cambridge, sans en ressortir diplômé, qui s’inscrit dans le sillon de l’ornithologie amateur et de ses méthodes d’observation et de recensement : le birdwatching. Harrisson est également resté dans l’Histoire en tant que sociologue avec le Mass Observation Project, qu’il fonde avec d’autres en 1937. Le lien n’est pas rompu avec l’ornithologie puisque c’est « tout l’art de la description circonstanciée préconisée par les théoriciens du birdwatching qui vient ici au secours des enquêteurs du Mass Observation, de bout en bout chaperonnés par Tom. » Outre la « frénésie du détail » et un langage partagé, « Tom Harrisson applique un même protocole d’observation aux bipèdes et aux volatiles. » Après la Seconde Guerre mondiale, et une participation aux combats en Indonésie, il devient directeur du musée de Sarawak en Indonésie, où il a l’occasion de mettre en œuvre ses compétences anthropologiques et ornithologiques. Toutefois, cet « éclectisme aurait pu, au temps de Humboldt, et même encore de Wallace, assurer sa renommée. Mais au beau milieu du XXe siècle, il fit sa perte. »

 

Description et destruction

Tout au long de son récit, Romain Bertrand met en lumière une ambivalence dans cette ambition de décrire le monde : « un rapport étrange et navrant entre la connaissance et le monde, où la passion de la nature n’excluait pas – impliquait même – son martyre ».

Pour autant, cette destruction n’est pas forcément un passage obligé pour le progrès de la connaissance. Ainsi, « décrire sans détruire est bel et bien possible. Il faut simplement, pour cela, accepter de rester à la surface des choses. » Et de donner pour illustration la découverte des « évolutions adaptatives » de Wallace, qui n’a pas été obtenue par des dissections systématiques, mais par la simple observation de la cicindèle de Macassar. « Il n’était pas nécessaire d’inciser la moindre pupe pour parvenir à cette déduction : il fallait seulement se fier aux apparences. »

Cependant, en huit ans d’exploration en Indonésie, le total des spécimens tués par Wallace ou ses assistants indigènes dépasse la centaine de milliers : insectes, oiseaux, coquillages, sans compter quelques centaines de « peaux et squelettes de reptiles et de mammifères ». Cette ambivalence se retrouve également dans ses écrits où « Wallace est capable d’alterner, parfois dans un même paragraphe, à quelques points-virgules de distance, une description profondément émouvante des êtres de la nature et le compte rendu clinique, glaçant, de leur mise à mort et de leur dépeçage. Il n’existe pour lui aucune contradiction entre la vie contemplée et la vie prise. »

C’est un diagnostic équivalent et sans appel que dresse Romain Bertrand pour le prince océanographe : « La réputation de pionner de la protection des milieux marins d’Albert Ier de Monaco ne sort d’évidence pas indemne du récit détaillé des chasses auxquelles il s’est livré à l’occasion de ses campagnes océanographiques. »

En revanche, l’observation minutieuse et pacifique des ornithologues britanniques du XXe siècle, qu’incarne Tom Harrisson, tranche avec de telles méthodes.

 

A la recherche d’un langage approprié

La description du monde est bien sûr affaire de langage ; les enjeux ne sont pas minces dans ce domaine. Comme l’écrit Romain Bertrand, « Le malheur du naturaliste, sa tristesse aussi, est de manquer de mots pour dire les choses – de mots justes, qui ne ternissent ni n’embellissent à outrance les réalités naturelles, de mots qui, au sens propre, ne dénaturent pas une montagne en faisant de ses pics des beffrois. » La peinture livre le même combat : « la recherche du juste ton indispensable à la description loyale du monde se décline en termes picturaux aussi bien qu’en termes littéraires. »

Comment rendre alors compte du monde ? avec le langage scientifique ? avec la poésie ? Derrière toute tentative de description pointe la tentation anthropomorphique, mais aussi la conciliation ou le divorce entre arts et sciences, la séparation étant plus affirmée à partir du XXe siècle. « A mesure que l’art et les sciences prenaient leurs distances, les lexiques et les nuanciers se sont appauvris. Dès lors, faut-il nous étonner que les océans et nos récits à même cadence se soient dépeuplés ? »

Romain Bertrand rend compte de plusieurs tentatives littéraires pour dire le monde dans sa diversité et sans en passer par le prisme de l’homme : « La parataxe, le point-virgule, l’allitération sont dès lors bien plus que de simples outils stylistiques : ce sont les armes de la guérilla narrative que l’"histoire naturelle" mène, depuis Humboldt, contre les conceptions anthropocentriques du monde. »

Dans cette entreprise, il considère Francis Ponge comme un « poète des surfaces » et des singularités, « l’une des dernières sentinelles de la pluralité du monde ». Lorsque l’auteur du Parti pris de choses utilise des termes relatifs aux humains pour désigner les choses, il ne le fait pas par anthropomorphisme mais, au contraire, pour montrer que ces caractéristiques ne sont pas uniques aux hommes. « Parce qu’il est l’héritier du savoir des surfaces, Ponge est un formidable précurseur de la cause des choses. »

 

Le Détail du monde restitue l’ambition déçue d’une histoire naturelle, pour ainsi dire, « à parts égales » entre les hommes, l’ensemble du vivant et les choses. Romain Bertrand propose un récit non linéaire, reflet de la diversité de la nature et des tentatives pour la décrire, et cite largement les œuvres des auteurs convoqués. Sans prendre de liberté avec l’exigence historienne, il s’écarte des canons de la démonstration habituellement en vigueur. Il offre ainsi un récit à la fois vivant et poétique aux qualités littéraires indéniables. Un regret apparaît toutefois au terme de cette belle lecture : l’absence d’illustrations alors que le dessin et la peinture constituent des modalités importantes de description et de connaissance de la nature et que ces arts furent pratiqués, directement ou en parallèle de l’écriture, par plusieurs des personnages historiques évoqués.