Comment naît la pensée ? Ne serait-ce pas d’abord sous forme de diagrammes, le plus souvent négligés par tous, y compris par son auteur qui s’empresse de les jeter quand la pensée devient discours ?

L’objet du propos de Jean-Claude Schmitt est apparemment modeste, si on mesure l’importance des diagrammes à la quantité des travaux qui leur ont été consacrés. On les trouve rarement imprimés sur du beau papier, faute d’avoir la splendeur des images qui parsèment habituellement les beaux-livres. Ils ont deux caractéristiques. La première est de renvoyer à une expérience commune : cherchant à préciser une pensée, nous griffonnons une figure sur un bout de papier, nous employons des flèches qui partent dans tous les sens en un dessin grossier, afin de suivre une pensée en recherche d’elle-même. La seconde est d’être négligé ensuite, après avoir aidé la pensée ou une performance orale, au point que le support finisse rapidement dans une poubelle – et si des chercheurs aiment les manuscrits griffonnés, la figure demeure une simple image au bord de la page.

Pourtant, ce sont en général des objets centraux, puisqu’ils peuvent aider à voir et concevoir, imaginer et comprendre. Et ils peuvent dévoiler des cheminements de pensée à ceux qui s’en emparent après-coup. À mi-chemin du texte et de l’image, ils organisent la genèse d’une pensée ou éclaircissent un parcours. On peut les appeler de plusieurs noms : dessins, schémas, graphiques, diagrammes (c’est le terme le plus utilisé, parce qu’il est aisément traductible dans les autres langues européennes) ou encore figures (ce qui ne signifie pas « image »), etc.

C’est justement cela qui intéresse Jean-Claude Schmitt, historien, spécialiste de l’anthropologie historique, et déjà auteur de Le corps sans images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge (Paris, Gallimard, 2002). Son intérêt se porte ici sur les diagrammes dans la production manuscrite médiévale. Cet ouvrage rassemble des articles déjà publiés quoique remaniés pour cette nouvelle publication, dans un cahier iconographique placé au milieu de l’ouvrage.

 

Virtualité et inscription

Ce qui passionne l’auteur n’est pas la figure en tant que telle, qu’il conviendrait alors d’explorer de manière sémiologique. Il se penche plutôt sur l’agir des figures dans le cadre de l’exercice de pensée, sur la manière dont elles accompagnent ou manifestent des opérations de pensée. Il en analyse l’enjeu à partir d’un questionnement : comment la figure, le graffiti sur une page, fait advenir la pensée, et l’inscrit dans la matérialité de la page, mais aussi comment penser la figure, surtout au sein des cultures, et leur manière d’organiser les rapports du visible et de l’intelligible ?

Néanmoins, s’agit-il uniquement d’une médiation ou plutôt de la réalisation même de la pensée ? En tout cas, l’auteur place cette figure entre la virtualité de l’idée et son inscription matérielle.

Comment l’auteur en est-il venu à cette perspective ? C’est, explique-t-il, grâce à la lecture de deux ouvrages : La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage (Minuit, 1979) de Jack Goody et La sémiologie graphique du cartographe (Mouton, 1977) de Jacques Bertin. Cela dit, les notes en fin d’ouvrage augmentent nettement le nombre des références, qu’on pourrait encore largement amplifier en précisant que la question des diagrammes est effectivement devenue un enjeu de nombreuses recherches, notamment dans les Écoles d’art et de design.

Encore faut-il sans doute respecter des diffractions, dans l’histoire et dans les cultures. Goody comme Schmitt travaillent plutôt sur le passage des sociétés orales aux sociétés de l’écriture. L’audition et la lecture s’y opposent d’autant plus que l’écriture se détache de celui qui écrit, alors que l’oralité n’implique pas la même distance. On voit ainsi comment la connaissance de l’histoire est ici décisive et empêche de croire que deux diagrammes relevant de temporalités et de cultures différentes ne renvoient sans doute pas au même problème.

La référence, encore, à Pierre Bourdieu (La distinction, critique sociale du jugement, Minuit, 1979) est loin d’être inutile dans cet ordre d’idées. L’auteur nous rappelle qu’il avait, en son temps, appris aux sociologues à travailler à partir de diagrammes (temps, espace, mais aussi stéréonomie). Ces derniers ne constituent pas des illustrations de résultats de recherche. Ce sont bien des pensées élaborant des corrélations, à partir desquelles on peut observer et analyser les composantes qui déterminent les choix et les habitus individuels. Au demeurant, la pensée sociologique s’y donne spatialement, rompant avec la linéarité académique du discours sur les tableaux de chiffres pris pour des « images » de la réalité. Le diagramme en ce sens n’est pas non plus une boule de cristal. Il convient d’apprendre à le lire. Ainsi l’auteur du diagramme comme son lecteur sont pris dans une même démarche génétique.

 

Réseau de relations et non visualisation

Composer une figure est un acte précis. Une figure de ce type, en bord de manuscrit, sur un feuillet utilisé dans tous les sens, ne prétend pas représenter une réalité quelconque. La figure dont nous parlons n’est pas celle de la peinture classique. La figure dont il est question ici crée une abstraction visualisant des principes dynamiques aux yeux du chercheur : par exemple, un système de parenté, une conjonction astrale, une situation complexe… Elle permet de lire visuellement un résultat en train de naître, sans ambiguïté, mais délicatement. Elle permet aussi de pointer des erreurs de raisonnement, souvent marquées sur elle par une autre couleur ou des rayures. La figure constituerait donc une sorte de logique de distribution, à partir de questions encore mal dégrossies.

Il n’est pas certain pour autant que la pensée-figure ainsi déterminée soit si aisément remplaçable par les ordinateurs comme beaucoup le croient. La rationalité informatique a le désavantage, justement, de formater les figures, donc de les réduire. Plus de document, de nos jours, sans les fameux « camemberts » censés éclairer la réflexion avec des statistiques ainsi réparties. Mais, dans ces cas, il s’agit d’exposer à des lecteurs une pensée déjà engendrée, non de la mettre en œuvre, au besoin sans finalité assurée. Et l’auteur s’inquiète, comme d’autres, des effets produits par des outils d’exposition qui se substituent en fin de compte à la pensée, la brident et ne sollicitent que la répétition. Ce qui n’est donc pas le cas des figures étudiées dans cet ouvrage : elles deviennent le cœur et l’objet même de la recherche en cours, et pas uniquement une manière d’exposer ou de clarifier une explication. Dès lors, grâce à la figure, son auteur démultiplie ses capacités de compréhension, ou ouvre des champs de questions d’abord seulement pressentis. Au travers de ces figures, la pratique savante dispose ainsi de ressources que l’on a longtemps négligées.

 

Le Moyen Âge

Mais que vient faire l’époque médiévale, du moins sa culture lettrée et religieuse, dans cette recherche ? Un très grand nombre de manuscrits médiévaux, et surtout autour du XIIe siècle, explique l’auteur, comportent des diagrammes innombrables qui devaient d’abord exposer les legs de la science antique à la culture chrétienne, puis constituer des modes d’acquisition du savoir propres aux milieux intellectuels, et enfin, déployer les traits caractéristiques de cette culture : l’association, l’analogie, la concorde, la convenance et la similitude. Astronomes, musiciens, moralistes, géomètres, théologiens, magiciens… tracent dans les marges des manuscrits des figures, des calligrammes, des micrographies, qu’il importe désormais d’étudier, dès lors qu’on en saisit la portée. Certes, bon nombre d’entre eux jouent de figures cryptées, traversées par les lettres du chrisme (le P et le X assemblés) ou par le signe de la croix, faisant ainsi preuve de leur croyance ou de leur adhésion. En effet, la croix est un schème, ou le schème fondamental du christianisme.

Mais plus largement, des écrivains (Venance Fortunat, Isidore de Séville, Raban Maur…) ont élaboré des figures à partir desquelles concevoir le monde qu’ils voulaient penser, dans l’incertitude des questions à résoudre. Des roues, dans le De rerum natura d’Isidore de Séville, renvoient à des significations astronomiques ou cosmologiques. L’auteur synthétisait par là un savoir antique qui avait sans doute donné lieu à des représentations graphiques à l’époque romaine païenne.

La pensée par figure, précise l’auteur, prend surtout son essor dans le milieu des écoles monastiques. Elle s’étend à toutes les branches de la spéculation savante, y compris à la pensée généalogique. Elle est désormais devenue un objet d’études savantes, l’auteur nous glissant, à juste titre, les noms des chercheurs les plus avancés sur ce thème dans son avant-propos.

En synthétisant ces travaux, l’auteur indique que l’on peut retenir trois caractères de la figure ou du diagramme, dans le cadre imparti ici, qui n’est pas expressément celui de la pédagogie de ceux qui ne savent pas lire et auxquels il faudrait s’adresser par l’image, selon la parole de Grégoire le Grand. Ces trois caractères sont : (1) la mise en relation analogique (au sens de Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture) de données hétérogènes, leur association ou leur mise en correspondance ; (2) le rapport dialectique avec deux autres formes d’expression : l’écriture et l’image ; (3) une puissance pragmatique et une force démonstrative.

Un des traits centraux des diagrammes tient à leur nature de figure hybride, participant simultanément de l’écriture et de l’image. Ils sont à la fois image et textes, notamment au titre des mots qui se glissent dans les figures, entourant et glosant les diagrammes. Il semble bien que le diagramme ait donc pour fonction de contrôler la pensée et d’établir des relations argumentatives. L’auteur ne se contente pas d’en présenter un certain nombre, au sein de la culture concernée. Il en étudie la forme, la composition et la destination, remarquant centralement la tendance à une géométrisation des figures, imposant avec constance des rapports de symétrie (gauche-droite, haut-bas, etc.), des relations aux nombres, des énumérations qui souvent par ailleurs font signe vers ce qui se déploie aussi du côté du texte : des listes, des énumérations, etc. (tout ce qui revient chez Umberto Eco, sur ce plan).

 

De cette exploration, on peut retenir que la fonction première des figures est la recherche par l’auteur de ce qu’il souhaite proférer. La deuxième fonction est cognitive, puisqu’elles mettent en relation des connaissances pour produire aux yeux du lecteur les résumés synthétiques d’un savoir composite. La troisième fonction est de rendre possible une manipulation active qui vise à leur donner une valeur performative : elles doivent instruire, certes, mais aussi influencer un comportement. Ce qui signifie fort justement que ces figures ne sont pas de simples compléments explicatifs. Telle est d’ailleurs la leçon du long chapitre consacré à Lambert de Saint-Omer, dont l’auteur nous apprend à lire de près le Liber Floridus (1120).